La revue électronique de l'Institut et Musée Voltaire
ISSN 1660-7643
       
         
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La pièce de Gérard Gruszka, Voltaire aux Délices, a été proposée au public les 16, 17 et 18 juin aux Délices, les 3 et 4 juillet au théâtre de la Comédie à Ferney-Voltaire, et enfin le 23 juillet dernier dans la salle de l’Enchantié, à Vilhonneur, près d’Angoulême. Trois lieux très différents, marqués le premier par une forte identité patrimoniale, le second par sa vocation théâtrale et donc de réelles opportunités de mise en scène, le troisième enfin par sa nature d’emblée atypique : la région charentaise est, il est vrai, propice à ce détournement de lieux transformés en espaces culturels et appelés à graviter autour du château de La Rochefoucauld ou du manoir de Montbron.

Il n’est peut-être pas inutile, alors que six représentations ont déjà eu lieu et que se profile la tournée « russe » de la pièce, proposée en clôture du colloque sur la réception de Voltaire à la Bibliothèque Nationale de Russie, le 6 novembre prochain, de faire le point des enseignements de ces dernières semaines.

Ce sont en effet plusieurs questions qui se posent. Dans quelle mesure peut-on tout d’abord adapter le texte au lieu censé l’accueillir ? Jusqu’où peut-on aller, ou ne pas aller, dans ce qui peut apparaître comme une dérive par rapport aux intentions de l’auteur ? On sait que l’idée première de Gérard Gruszka était d’écrire un texte qui permît de confronter de jeunes étudiants, voire des lycéens à la réalité du monde voltairien, pendant son passage aux Délices : or pouvait-on réellement combiner cette vocation initiale du texte aux nécessités d’un spectacle censé durer un peu moins d’une heure et demie et répondre aux exigences d’un public plus hétérogène ?

Prenons l’exemple de la déclamation de la tirade de Gengis-Kan, dans L’Orphelin de la Chine. Une première innovation, aux Délices, a fait de Collini non plus le spectateur admiratif de Voltaire, mais bel et bien le censeur de la pièce : son positionnement dans le fauteuil du philosophe, à mi-chemin de l’attitude qu’adopte, dans la scène suivante, le tribunal de l’Inquisition, était à cet égard éloquent. L’appel d’Octar, qui bouleverse cette mise en place et vient rompre le déroulement de la tirade, nous rappelle toutefois que c’est précisément sur le texte de L’Orphelin de la Chine que Voltaire, aidé en cela de Mlle Clairon, s’interroge en 1755 sur la nature de la scène théâtrale. L’intuition d’Alain Sager qui, dans un récent numéro des Cahiers Voltaire, questionne la « vertu » finale de Gengis, va tout à fait dans ce sens.

Un autre sujet, relevé par plusieurs spectateurs, est celui de l’image de Voltaire ainsi produite. Passons sur les anachronismes obligés d’un texte qui s’achève par la découverte du cataclysme de Lisbonne alors que celui-ci a au contraire « ouvert » la période des Délices : la question de l’existence de Dieu, qui clôt la pièce, ne pouvait être suivie des bouffonneries appelées par la scène de l’Inquisition ou de l’apparition du char de combat. Mais le Voltaire de Gérard Gruszka n’est-il pas trop noir ? Fallait-il tant insister sur son amour de l’argent, sur ses vertus d’homme d’affaires, sur son rejet catégorique de toute religion révélée ? Fallait-il oublier l’héritage de Ferney, l’homme des Calas, le défenseur des causes perdues ?

C’est ici que la pièce nous semble apporter, pour la connaissance de Voltaire, des éléments de réflexion pertinents. Certes, nous n’apprendrons rien de plus sur le passage du philosophe aux Délices : si l’auteur a puisé aux meilleures sources, il ne prétend aucunement apporter d’informations inédites. Mais il nous rappelle, et cela dès les toutes premières scènes, que Voltaire a, dès le début, été décontextualisé. Tel est le sens de la scène initiale entre Condorcet et Sarret : le choix d’un Sarret jeune –seule entorse à l’histoire- permet précisément d’insister sur ce phénomène de transmission, avant d’enchaîner sur la rivalité des deux secrétaires par une scène de transition absente du canevas initial :

COLLINI

Eh bien, elle est belle cette jeunesse ! À peine arrivée, et déjà en train de se tourner les pouces !

WAGNIÈRE

Il faut bien en profiter.

COLLINI

Pourtant, on ne manque pas de travail ici. Tenez, pourquoi ne pas m'aider à vérifier les comptes de M. de Voltaire, puisqu'aussi bien vous souhaitez devenir son nouveau secrétaire ?

WAGNIÈRE

Vous savez pourquoi on m'a engagé : tout ce qui est vieux s’use...

COLLINI

Et ce qui est jeune s'épuise rapidement et a visiblement besoin de repos.

C’est ici qu’intervient un choix de mise en scène déterminant pour le reste de la pièce. Tandis que Gérard Gruszka imaginait une voix off dont le spectateur découvrait, en guise de dénouement, qu’il s’agissait de celle du perroquet de Voltaire –lequel se trouvait doublé, et comme complété dans sa figuration, par le singe de la maison- nous avons préféré « libérer » d’entrée de jeu les figures surplombantes de Luc et de Frédéric, c’est-à-dire du singe et du roi de Prusse, ce dernier constituant le véritable « surmoi » du philosophe. Tout le jeu d’Isaac Genoud consistait dès lors à alterner position surplombante (Frédéric) et intrusion dans le jeu (singe) –au grand dam d’un Voltaire partagé entre la simple dérision et l’interrogation philosophique. Achevons de citer cette scène de transition :

WAGNIÈRE

De repos... et de respect ! N'oubliez pas que je suis l'âme de Sa Majesté Frédéric II, roi de Prusse.

COLLINI

Dites plutôt que vous êtes le singe de la maison ! Oh ! Laissez-moi travailler.

Plusieurs autres « moments » de la pièce ont de même entraîné des variations pleines de sens, qu’elles fussent appelées ou non par la configuration des lieux. Telle est la scène de la lettre de Frédéric II. Si sa lecture donne lieu partout à un même cérémonial (Collini à genoux et présentant la missive, Voltaire la lisant en en suivant le tracé de sa plume rouge), elle s’est trouvée complétée, à Vilhonneur, de l’introduction d’un motif musical : Isaac Genoud a en effet développé, au piano, une phrase héritée de la Mérope, opéra précisément produit à Potsdam à partir de la tragédie voltairienne. Telle est encore la scène de la diffusion des versions frelatées de La Pucelle d’Orléans, qui entraîne l’ire de Voltaire : c’est paradoxalement aux Délices que fut produit le jeu de scène le plus spectaculaire, personne ne s’attendant à voir surgir Antoine Débois côté cour, alors même que la configuration des lieux semblait lui imposer de reparaître côté jardin.

Les deux dernières scènes (Inquisition et Poème sur le désastre de Lisbonne) ont enfin été jouées à Ferney-Voltaire dans une atmosphère particulière marquée par un décor tendu de rouge pour l’Inquisition et de bleu pour le Poème, et par l’introduction de motifs sonores travaillés en amont par Manuel Tarabay, jadis civiliste au Musée Voltaire. On peut toutefois se demander si le gain scénique ne s’est pas accompagné d’une perte quant à la qualité de l’émotion, plus perceptible lors des représentations genevoise et charentaise –rappelons que les deux soirées ferneysiennes, les 3 et 4 juillet, ont été données au plus fort de la canicule estivale.

La représentation de la pièce à Saint-Pétersbourg se fera bien sûr dans le texte original, mais s’accompagnera d’un surtitrage en russe et, très vraisemblablement, d’un débat conclusif touchant la réception de Voltaire aujourd’hui et sa présence répétée, depuis une dizaine d’années, sur la scène théâtrale. Nous rendrons compte de cet événement dans un prochain numéro de la Gazette.



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© IMV Genève | 13.08.2015