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de
Victor HUGO
(seconde partie)
Je viens de prononcer ce mot, le sourire,
je m’y arrête.
Le sourire, c’est Voltaire.
Disons-le, messieurs, car l’apaisement est le grand côté du
philosophe, dans Voltaire l’équilibre finit toujours
par se rétablir. Quelle que soit sa juste colère,
elle passe, et le Voltaire irrité fait toujours place
au Voltaire calmé. Alors, dans cet œil profond,
le sourire apparaît.
Ce sourire, c’est la sagesse. Ce sourire, je le répète,
c’est Voltaire. Ce sourire va parfois jusqu’au rire,
mais la tristesse philosophique le tempère. Du côté des
forts, il est moqueur, du côté des faibles, il est
caressant. Il inquiète l’oppresseur et rassure l’opprimé.
Contre les grands, la raillerie ; pour les petits, la pitié.
Ah ! soyons émus de ce sourire. Il a eu des clartés
d’aurore. Il a illuminé le vrai, le juste, le bon,
et ce qu’il y a d’honnête dans l’utile ;
il a éclairé l’intérieur des superstitions ;
ces laideurs sont bonnes à voir ; il les a montrées.
Etant lumineux, il a été fécond. La société nouvelle,
le désir d’égalité et de concession
et ce commencement de fraternité qui s’appelle la
tolérance, la bonne volonté réciproque,
la mise en proportion des hommes et des droits, la raison reconnue
loi suprême, l’effacement des préjugés
et des partis pris, la sérénité des âmes,
l’esprit d’indulgence et de pardon, l’harmonie,
la paix, voilà ce qui est sorti de ce grand sourire.
Le jour, prochain sans nul doute, où sera reconnue l’identité de
la sagesse et de la clémence, le jour où l’amnistie
sera proclamée, je l’affirme, là-haut, dans
les étoiles, Voltaire sourira.
(Triple salve d’applaudissements.
Cris : vive l’amnistie !)
Messieurs, il y a entre deux serviteurs de l’humanité qui
ont apparu à dix-huit cents ans d’intervalle un
rapport mystérieux.
Combattre le pharisaïsme, démasquer l’imposture,
terrasser les tyrannies, les usurpations, les préjugés,
les mensonges, les superstitions, démolir le temple, quitte à le
rebâtir, c’est-à-dire à remplacer le
faux par le vrai, attaquer la magistrature féroce, attaquer
le sacerdoce sanguinaire, prendre un fouet et chasser les vendeurs
du sanctuaire, réclamer l’héritage des déshérités,
protéger les faibles, les pauvres, les souffrants, les
accablés, lutter pour les persécutés et
les opprimés ; c’est la guerre de Jésus-Christ ;
et quel est l’homme qui fait cette guerre ? C’est
Voltaire. (Bravos)
L’œuvre évangélique a pour complément
l’œuvre philosophique ; l’esprit de mansuétude
a commencé, l’esprit de tolérance a continué ;
disons-le avec un sentiment de respect profond, Jésus
a pleuré, Voltaire a souri, c’est de cette larme
divine et de ce sourire humain qu’est faite la douceur
de la civilisation actuelle. (Applaudissements prolongés)
Voltaire a-t-il souri toujours ? Non. Il s’est indigné souvent.
Vous l’avez vu dans mes premières paroles.
Certes, messieurs, la mesure, la réserve, la proportion,
c’est la loi suprême de la raison. On peut dire que
la modération est la respiration même du philosophe.
L’effort du sage doit être de condenser dans une
sorte de certitude sereine tous les à peu près
dont se compose la philosophie. Mais, à de certains moments,
la passion du vrai se lève puissante et violente, et elle
est dans son droit comme les grands vents qui assainissent. Jamais,
j’y insiste, aucun sage n’ébranlera ces deux
augustes points d’appui du labeur social, la justice et
l’espérance, et tous respecteront le juge s’il
incarne la justice, et tous vénéreront le prêtre
s’il représente l’espérance. Mais si
la magistrature s’appelle la torture, si l’Église
s’appelle l’Inquisition, alors l’humanité les
regarde en face et dit au juge : Je ne veux pas de ta loi !
et dit au prêtre : Je ne veux pas de ton dogme !
je ne veux pas de ton bûcher sur la terre et de ton enfer
dans le ciel ! (Vive sensation. Applaudissements prolongés.)
Alors le philosophe courroucé se dresse, et dénonce
le juge à la justice, et dénonce le prêtre à Dieu !
(Les applaudissements redoublent.)
C’est ce qu’a fait Voltaire. Il est grand.
Ce qu’a été Voltaire, je l’ai dit ;
ce qu’a été son siècle je vais le
dire.
Messieurs, les grands hommes sont rarement seuls ; les grands
arbres semblent plus grands quand ils dominent une forêt,
ils sont là chez eux ; il y a une forêt d’esprits
autour de Voltaire ; cette forêt, c’est le dix-huitième
siècle. Parmi ces esprits, il y a des cimes, Montesquieu,
Buffon, Beaumarchais, et deux entre autres, les plus hautes après
Voltaire, - Rousseau et Diderot. Ces penseurs ont appris aux
hommes à raisonner ; bien raisonner mène à bien
agir, la justesse dans l’esprit devient la justice dans
le cœur. Ces ouvriers du progrès ont utilement travaillé.
Buffon a fondé le naturalisme ; Beaumarchais a trouvé,
au-delà de Molière, une comédie inconnue,
presque la comédie sociale ; Montesquieu a fait dans
la loi des fouilles si profondes qu’il a réussi à exhumer
le droit. Quant à Rousseau, quant à Diderot, prononçons
ces deux noms à part ; Diderot, vaste intelligence
curieuse, cœur tendre altéré de justice,
a voulu donner les notions certaines pour bases aux idées
vraies, et a créé l’Encyclopédie ;
Rousseau a rendu à la femme un admirable service, il a
complété la mère par la nourrice, il a mis
l’une auprès de l’autre ces deux majestés
du berceau ; Rousseau, écrivain éloquent et
pathétique, profond rêveur oratoire, a souvent deviné et
proclamé la vérité politique ; son
idéal confine au réel ; il a eu cette gloire
d’être le premier en France qui se soit appelé citoyen ;
la fibre civique vibre en Rousseau ; ce qui vibre en Voltaire,
c’est la fibre universelle. On peut dire que, dans ce fécond
dix-huitième siècle, Rousseau représente
le Peuple ; Voltaire, plus vaste encore, représente
l’Homme. Ces puissants écrivains ont disparu ;
mais ils nous ont laissé leur âme, la Révolution.
(Applaudissements.)
Oui, la Révolution française est leur âme.
Elle est leur émanation rayonnante. Elle vient d’eux ;
on les retrouve partout dans cette catastrophe bénie et
superbe qui a fait la clôture du passé et l’ouverture
de l’avenir. Dans cette transparence qui est propre aux
révolutions, et qui à travers les causes laisse
apercevoir les effets et à travers le premier plan le
second, on voit derrière Diderot Danton, derrière
Rousseau Robespierre, et derrière Voltaire Mirabeau. Ceux-ci
ont fait ceux-là.
Messieurs, résumer des époques dans des noms d’hommes,
nommer des siècles, en faire en quelque sorte des personnages
humains, cela n’a pas été donné qu’à trois
peuples, la Grèce, l’Italie et la France. On dit
le siècle de Périclès, le siècle
d’Auguste, le siècle de Léon X, le siècle
de Louis XIV, le siècle de Voltaire. Ces appellations
ont un grand sens. Ce privilège, donner des noms à des
siècles, exclusivement propre à la Grèce, à l’Italie
et à la France, est la plus haute marque de civilisation.
Jusqu’à Voltaire, ce sont des noms de chefs d’états,
Voltaire est plus qu’un chef d’état, c’est
un chef d’idées. A Voltaire un cycle nouveau commence.
On sent que désormais la suprême puissance gouvernante
du genre humain sera la pensée. La civilisation obéissait à la
force, elle obéira à l’idéal. C’est
la rupture du sceptre et du glaive remplacé par le rayon ;
c’est-à-dire l’autorité transfigurée
en liberté. Plus d’autre souveraineté que
la loi pour le peuple et la conscience pour l’individu.
Pour chacun de nous, les deux aspects du progrès se dégagent
nettement, et les voici : exercer son droit, c’est-à-dire, être
un homme ; accomplir son devoir, c’est-à-dire, être
un citoyen.
Telle est la signification de ce mot, le siècle de Voltaire ;
tel est le sens de cet événement auguste, la Révolution
française.
Les deux siècles mémorables qui ont précédé le
dix-huitième siècle l’avaient préparé ;
Rabelais avertit la royauté dans Gargantua, et
Molière avertit l’Église dans Tartuffe.
La haine de la force et le respect du droit sont visibles dans
ces deux illustres esprits.
Quiconque dit aujourd’hui : la force prime le
droit, fait acte de moyen âge, et parle aux hommes
de trois cents ans en arrière. (Applaudissements répétés.)
Messieurs, le dix-neuvième siècle glorifie le dix-huitième
siècle. Le dix-huitième siècle propose,
le dix-neuvième conclut. Et ma dernière parole
sera la constatation tranquille, mais inflexible, du progrès.
Les temps sont venus. Le droit a trouvé sa formule :
la fédération humaine.
Aujourd’hui la force s’appelle la violence et commence à être
jugée, la guerre est mise en accusation ; la civilisation,
sur la plainte du genre humain, instruit le procès et
dresse le grand dossier criminel des conquérants et des
capitaines. (Mouvement.) Ce témoin, l’histoire,
est appelé. La réalité apparaît. Les éblouissements
factices se dissipent. Dans beaucoup de cas, le héros
est une variété de l’assassin. (Applaudissements.)
Les peuples en viennent à comprendre que l’agrandissement
d’un forfait n’en saurait être la diminution,
que si tuer est un crime, tuer beaucoup n’en peut pas être
la circonstance atténuante (Rires et bravos),
que si voler est une honte, envahir ne saurait être une
gloire (Applaudissements répétés),
que les Tedeums n’y font pas grand’chose, que l’homicide
est l’homicide, que le sang versé est le sang versé,
que cela ne sert à rien de s’appeler César
ou Napoléon, et qu’aux yeux du Dieu éternel
on ne change pas la figure du meurtre parce qu’au lieu
d’un bonnet de forçat on lui met sur la tête
une couronne d’empereur. (Longue acclamation. Triple
salve d’applaudissements.)
Ah ! proclamons les vérités absolues. Déshonorons
la guerre. Non, la gloire sanglante n’existe pas. Non,
ce n’est pas bon et ce n’est pas utile de faire des
cadavres. Non, il ne se peut pas que la vie travaille pour la
mort. Non, ô mères qui m’entourez, il ne
se peut pas que la guerre, cette voleuse, continue à vous
prendre vos enfants. Non, il ne se peut pas que la femme enfante
dans la douleur, que les hommes naissent, que les peuples labourent
et sèment, que le paysan fertilise les champs et que l’ouvrier
féconde les villes, que les penseurs méditent,
que l’industrie fasse des merveilles, que le génie
fasse des prodiges, que la vaste activité humaine multiplie
en présence du ciel étoilé les efforts
et les créations, pour aboutir à cette épouvantable
exposition internationale qu’on appelle un champ de bataille !
(Profonde sensation. Tous les assistants sont debout et acclament
l’orateur.)
Le vrai champ de bataille, le voici. C’est ce rendez-vous
des chefs-d’œuvre du travail humain que Paris offre
au monde en ce moment.
La vraie victoire, c’est la victoire de Paris. (Applaudissements.)
Hélas ! on ne peut pas se le dissimuler, l’heure
actuelle, si digne qu’elle soit d’admiration et de
respect, a encore des côtés funèbres ;
il y a encore des ténèbres sur l’horizon ;
la tragédie des peuples n’est pas finie ; la
guerre, la guerre scélérate, est encore là,
et elle a l’audace de lever la tête à travers
cette fête auguste de la paix. Les princes, depuis deux
ans, s’obstinent à un contre-sens funeste, leur
discorde fait obstacle à notre concorde, et ils sont
mal inspirés de nous condamner à la constatation
d’un tel contraste.
Que ce contraste nous ramène à Voltaire. En présence
des éventualités menaçantes, soyons plus
pacifiques que jamais. Tournons-nous vers ce grand mort, vers
ce grand vivant, vers ce grand esprit. Inclinons-nous devant
les sépulcres vénérables. Demandons conseil à celui
dont la vie utile aux hommes s’est éteinte il y
a cent ans, mais dont l’œuvre est immortelle. Demandons
conseil aux autres puissants penseurs, aux auxiliaires de ce
glorieux Voltaire, à Jean-Jacques, à Diderot, à Montesquieu.
Donnons la parole à ces grandes voix. Arrêtons l’effusion
du sang humain. Assez ! assez ! despotes. Ah !
la barbarie persiste, eh bien, que la philosophie proteste. Le
glaive s’acharne, que la civilisation s’indigne.
Que le dix-huitième siècle vienne au secours du
dix-neuvième ; les philosophes nos prédécesseurs
sont les apôtres du vrai, invoquons ces illustres fantômes ;
que, devant les monarchies rêvant les guerres, ils proclament
le droit de l’homme à la vie, le droit de la conscience à la
liberté, la souveraineté de la raison, la sainteté du
travail, la bonté de la paix ; et, puisque la nuit
sort des trônes, que la lumière sorte des tombeaux !
(Acclamation unanime et prolongée. De toutes parts éclate
le cri : Vive Victor Hugo !)
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