La revue électronique de l'Institut et Musée Voltaire
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LE TAUREAU BLANC                 Cet article en pdf  

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Il fit quatre duplicata de cette lettre, de crainte d’accident, et les enferma dans des étuis de bois d’ébène le plus dur ; puis, appelant à lui quatre courriers qu’il destinait à ce message (c’était l’ânesse, le chien, le corbeau et le pigeon), il dit à l’ânesse : « Je sais avec quelle fidélité vous avez servi Balaam, mon confrère ; servez-moi de même. Il n’y a point d’onocrotale qui vous égale à la course ; allez, ma chère amie, rendez ma lettre en main propre, et revenez. » L’ânesse lui répondit : « Comme j’ai servi Balaam, je servirai monseigneur ; j’irai et je reviendrai. » Le sage lui mit le bâton d’ébène dans la bouche, et elle partit comme un trait. 
            Puis il fit venir le chien de Tobie, et lui dit : « Chien fidèle, et plus prompt à la course qu’Achille aux pieds légers, je sais ce que vous avez fait pour Tobie, fils de Tobie, lorsque vous et l’ange Raphaël vous l’accompagnâtes de Ninive à Ragès en Médie, et de Ragès à Ninive, et qu’il rapporta à son père dix talents que l’esclave Tobie père avait prêtés à l’esclave Gabelus ; car ces esclaves étaient fort riches. Portez à son adresse cette lettre, qui est plus précieuse que dix talents d’argent. » Le chien lui répondit : « Seigneur, si j’ai suivi autrefois le messager Raphaël, je puis tout aussi bien faire votre commission. »  Membrès lui mit la lettre dans la gueule : il en dit autant à la colombe. Elle lui répondit : « Seigneur, si j’ai rapporté un rameau dans l’arche, je vous apporterai de même votre réponse. » Elle prit la lettre dans son bec. On les perdit tous trois de vue en un instant. 
            Puis il dit au corbeau : « Je sais que vous avez nourri le grand prophète Élie, lorsqu’il était caché auprès du torrent Carith, si fameux dans toute la terre. Vous lui apportiez tous les jours de bon pain et des poulardes grasses ; je ne vous demande que de porter cette lettre à Memphis. » 
            Le corbeau répondit en ces mots : « Il est vrai, seigneur, que je portais tous les jours à dîner au grand prophète Élie, le Thesbite, que j’ai vu monter dans l’atmosphère sur un char de feu traîné par quatre chevaux de feu, quoique ce ne soit pas la coutume ; mais je prenais toujours la moitié du dîner pour moi. Je veux bien porter votre lettre, pourvu que vous m’assuriez de deux bons repas chaque jour, et que je sois payé d’avance en argent comptant pour ma commission. » 
            Mambrès en colère, dit à cet animal : « Gourmand et malin, je ne suis pas étonné qu’Apollon, de blanc que tu étais comme un cygne, t’ait rendu noir comme une taupe, lorsque dans les plaines de Thessalie tu trahis la belle Coronis, malheureuse mère d’Esculape. Eh ! dis-moi donc, mangeais-tu tous les jours des aloyaux et des poulardes quand tu fus dix mois dans l’arche ? — Monsieur, nous y faisions très bonne chère, repartit le corbeau. On servait du rôti deux fois par jour à tous les volatiles de mon espèce, qui ne vivent que de chair, comme à vautours, milans, aigles, buses, éperviers, ducs, émouchets, faucons, hiboux, et à la foule innombrable des oiseaux de proie. On garnissait avec une profusion bien plus grande les tables des lions, des léopards, des tigres, des panthères, des onces, des hyènes, des loups, des ours, des renards, des fouines, et de tous les quadrupèdes carnivores. Il y avait dans l’arche huit personnes de marque, et les seules qui fussent au monde, continuellement occupées du soin de notre table et de notre garde-robe, savoir : Noé et sa femme, qui n’avaient guère plus de six cents ans ; leurs trois fils et leurs trois épouses. C’était un plaisir de voir avec quel soin, quelle propreté nos huit domestiques servaient plus de quatre mille convives du plus grand appétit, sans compter les peines prodigieuses qu’exigeaient dix à douze mille autres personnes, depuis l’éléphant et la girafe jusqu’aux vers à soie et aux mouches. Tout ce qui m’étonne, c’est que notre pourvoyeur Noé soit inconnu à toutes les nations, dont il est la tige ; mais je ne m’en soucie guère. Je m’étais déjà trouvé à une pareille fête chez le roi de Thrace Xissutre. Ces choses-là arrivent de temps en temps pour l’instruction des corbeaux. En un mot, je veux faire bonne chère et être très bien payé en argent comptant. 
            Le sage Mambrès se garda bien de donner sa lettre à une bête si difficile et si bavarde. Ils se séparèrent fort mécontents l’un de l’autre. 
            Il fallait cependant savoir ce que deviendrait le beau taureau, et ne pas perdre la piste de la vieille et du serpent. Mambrès ordonna à des domestiques intelligents et affidés de les suivre ; et, pour lui, il s’avança en litière sur le bord du Nil, toujours faisant des réflexions. 
            Comment se peut-il, disait-il en lui-même, que ce serpent soit le maître de presque toute la terre, comme il s’en vante, et comme tant de doctes l’avouent, et que cependant il obéisse à une vieille ? Comment est-il quelquefois appelé au conseil de là-haut, tandis qu’il rampe sur la terre ? Pourquoi entre-t-il tous les jours dans le corps des gens par sa seule vertu, et que tant de sages prétendent l’en déloger avec des paroles ? Enfin comment passe-t-il chez un petit peuple du voisinage pour avoir perdu le genre humain, et comment le genre humain n’en sait-il rien ? Je suis bien vieux, j’ai étudié toute ma vie ; mais je vois là une foule d’incompatibilités que je ne puis concilier. Je ne saurais expliquer ce qui m’est arrivé à moi-même ; ni les grandes choses que j’ai faites autrefois, ni celles dont j’ai été témoin. Tout bien pesé, je commence à soupçonner que ce monde-ci subsiste de contradictions: Rerum concordia discors, comme disait autrefois mon maître Zoroastre en sa langue. » 
            Tandis qu’il était plongé dans cette métaphysique obscure, comme l’est toute métaphysique, un batelier, en chantant une chanson à boire, amarra un petit bateau près de la rive. On en vit sortir trois graves personnages à demi vêtus de lambeaux crasseux et déchirés, mais conservant sous ces livrées de la pauvreté l’air le plus majestueux et le plus auguste. C’étaient Daniel, Ézéchiel et Jérémie. 


Chap. VI. — Comment Mambrès rencontra trois prophètes, et leur donna un bon dîner.

            Ces trois grands hommes, qui avaient la lumière prophétique sur le visage, reconnurent le sage Mambrès pour un de leurs confrères, à quelques traits de cette lumière qui lui restaient encore, et se prosternèrent devant son palanquin. Mambrès les reconnut aussi pour prophètes encore plus à leurs habits qu’aux traits de feu qui partaient de leurs têtes augustes. Il se douta bien qu’ils venaient savoir des nouvelles du taureau blanc ; et, usant de sa prudence ordinaire, il descendit de sa voiture, et avança quelques pas au-devant d’eux avec une politesse mêlée de dignité. Il les releva, fit dresser des tentes et apprêter un dîner dont il jugea que les trois prophètes avaient grand besoin. 
            Il fit inviter la vieille, qui n’était encore qu’à cinq cents pas. Elle se rendit à l’invitation, et arriva, menant toujours le taureau blanc en laisse. 
            On servit deux potages, l’un de bisque, l’autre à la reine ; les entrées furent une tourte de langues de carpes, des foies de lottes et de brochets, des poulets aux pistaches, des innocents aux truffes et aux olives, deux dindonneaux au coulis d’écrevisses, de mousserons et de morilles, et un chipolata. Le rôti fut composé de faisandeaux, de perdreaux, de gelinottes, de cailles et d’ortolans, avec quatre salades. Au milieu était un surtout dans le dernier goût. Rien ne fut plus délicat que l’entremets ; rien de plus magnifique, de plus brillant et de plus ingénieux que le dessert. 
            Au reste, le discret Mambrès avait eu grand soin que dans ce repas il n’y eût ni pièce de bouilli, ni aloyau, ni langue, ni palais de boeuf, ni tétines de vache, de peur que l’infortuné monarque, assistant de loin au dîner, ne crût qu’on lui insultât. 
            Ce grand et malheureux prince broutait l’herbe auprès de la tente. Jamais il ne sentit plus cruellement la fatale révolution qui l’avait privé du trône pour sept années entières. « Hélas ! disait-il en lui-même, ce Daniel, qui m’a changé en taureau, et cette sorcière de Pythonisse, qui me garde, font la meilleure chère du monde ; et moi, le souverain de l’Asie, je suis réduit à manger du foin et à boire de l’eau. » 
            On but beaucoup de vin d’Engaddi, de Tadmor et de Shiras. Quand les prophètes et la Pythonisse furent un peu en pointe de vin, on se parla avec plus de confiance qu’aux premiers services. « J’avoue, dit Daniel, que je ne faisais pas si bonne chère quand j’étais dans la fosse aux lions. — Quoi ! monsieur, on vous a mis dans la fosse aux lions ? dit Mambrès ; et comment n’avez-vous pas été mangé ? — Monsieur, dit Daniel, vous savez que les lions ne mangent jamais de prophètes. — Pour moi, dit Jérémie, j’ai passé toute ma vie à mourir de faim ; je n’ai jamais fait un bon repas qu’aujourd’hui. Si j’avais à renaître, et si le pouvais choisir mon état, j’avoue que j’aimerais cent fois mieux être contrôleur général, ou évêque à Babylone, que prophète à Jérusalem. » 
            Ézéchiel dit : « Il me fut ordonné une fois de dormir trois cent quatre-vingt-dix jours de suite sur le côté gauche, et de manger pendant tout ce temps-là du pain d’orge, de millet, de vesces, de fèves et de froment, couvert de... je n’ose pas dire. Tout ce que je pus obtenir, ce fut de ne le couvrir que de bouse de vache. J’avoue que la cuisine du seigneur Mambrès est plus délicate. Cependant le métier de prophète a du bon, et la preuve en est que mille gens s’en mêlent. 
— À propos, dit Mambrès, expliquez-moi ce que vous entendez par votre Oolla et par votre Ooliba, qui faisaient tant de cas des chevaux et des ânes. — Ah ! répondit Ézéchiel, ce sont des fleurs de rhétorique. » 
            Après ces ouvertures de coeur, Mambrès parla d’affaires. Il demanda aux trois pèlerins pourquoi ils étaient venus dans les États du roi de Tanis. Daniel prit la parole ; il dit que le royaume de Babylone avait été en combustion depuis que Nabuchodonosor avait disparu ; qu’on avait persécuté tous les prophètes, selon l’usage de la cour ; qu’ils passaient leur vie tantôt à voir des rois à leurs pieds, tantôt à recevoir cent coups d’étrivières ; qu’enfin ils avaient été obligés de se réfugier en Égypte, de peur d’être lapidés. Ézéchiel et Jérémie parlèrent aussi très longtemps dans un fort beau style, qu’on pouvait à peine comprendre. Pour la pythonisse, elle avait toujours l’oeil sur son animal. Le poisson de Jonas se tenait dans le Nil, vis-à-vis de la tente, et le serpent se jouait sur l’herbe. 
            Après le café, on alla se promener sur le bord du Nil. Alors le taureau blanc, apercevant les trois prophètes ses ennemis, poussa des mugissements épouvantables ; il se jeta impétueusement sur eux, il les frappa de ses cornes ; et, comme les prophètes n’ont jamais que la peau sur les os, il les aurait percés d’outre en outre, et leur aurait ôté la vie : mais le maître des choses, qui voit tout et qui remédie à tout, les changea sur-le-champ en pies, et ils continuèrent à parler comme auparavant. La même chose arriva depuis aux Piérides, tant la fable a imité l’histoire. 
            Ce nouvel incident produisait de nouvelles réflexions dans l’esprit du sage Mambrès. « Voilà, disait-il, trois grands prophètes changés en pies ; cela doit nous apprendre à ne pas trop parler, et à garder toujours une discrétion convenable. » Il concluait que sagesse vaut mieux qu’éloquence, et pensait profondément, selon sa coutume, lorsqu’un grand et terrible spectacle vint frapper ses regards. 


Chap. VII. — Le roi de Tanis arrive. Sa fille et le taureau vont être sacrifiés.

            Des tourbillons de poussière s’élevaient du midi au nord. On entendait le bruit des tambours, des trompettes, des fifres et des psaltérions, des cithares, des sambuques ; plusieurs escadrons avec plusieurs bataillons s’avançaient, et Amasis, roi de Tanis, était à leur tête sur un cheval caparaçonné d’une housse écarlate brochée d’or ; et les hérauts criaient : « Qu’on prenne le taureau blanc, qu’on le lie, qu’on le jette dans le Nil, et qu’on le donne à manger au poisson de Jonas ; car le roi mon seigneur, qui est juste, veut se venger du taureau blanc qui a ensorcelé sa fille. » 
            Le bon vieillard Mambrès fit plus de réflexions que jamais. Il vit bien que le malin corbeau était allé tout dire au roi, et que la princesse courait grand risque d’avoir le cou coupé. Il dit au serpent : « Mon cher ami, allez vite consoler la belle Amaside, ma nourrissonne ; dites-lui qu’elle ne craigne rien, quelque chose qui arrive, et faites-lui des contes pour charmer son inquiétude, car les contes amusent toujours les filles, et ce n’est que par des contes qu’on réussit dans le monde. » 
            Puis il se prosterna devant Amasis, roi de Tanis, et lui dit : « Ô roi ! vivez à jamais. Le taureau blanc doit être sacrifié, car Votre Majesté a toujours raison ; mais le maître des choses a dit : « Ce taureau ne doit être mangé par le poisson de Jonas qu’après que Memphis aura trouvé un dieu pour mettre à la place de son dieu qui est mort. » Alors vous serez vengé, et votre fille sera exorcisée, car elle est possédée. Vous avez trop de piété pour ne pas obéir aux ordres du maître des choses. » 
            Amasis, roi de Tanis, resta tout pensif ; puis il dit : « Le boeuf Apis est mort ; Dieu veuille avoir son âme ! Quand croyez-vous qu’on aura trouvé un autre boeuf pour régner sur la féconde Égypte ? Sire, dit Mambrès, je ne vous demande que huit jours. » Le roi, qui était très dévot, dit : « Je les accorde, et je veux rester ici huit jours ; après quoi, je sacrifierai le séducteur de ma fille ». Et il fit venir ses tentes, ses cuisiniers, ses musiciens, et il resta huit jours en ce lieu, comme il est dit dans Manéthon. 
            La vieille était au désespoir de voir que le taureau qu’elle avait en garde n’avait plus que huit jours à vivre. Elle faisait apparaître toutes les nuits des ombres au roi, pour le détourner de sa cruelle résolution ; mais le roi ne se souvenait plus le matin des ombres qu’il avait vues la nuit, de même que Nabuchudonosor avait oublié ses songes. 


Chap. VIII. — Comment le serpent fit des contes à la princesse pour la consoler.

            Cependant le serpent contait des histoires à la belle Amaside pour calmer ses douleurs. Il lui disait comment il avait guéri autrefois tout un peuple de la morsure de certains petits serpents, en se montrant seulement au bout d’un bâton. Il lui apprenait les conquêtes d’un héros qui fit un si beau contraste avec Amphion, architecte de Thèbes en Béotie. Cet Amphion faisait venir les pierres de taille au son du violon : un rigodon et un menuet lui suffisaient pour bâtir une ville ; mais l’autre les détruisait au son du cornet à bouquin ; il fit pendre trente et un rois très puissants dans un canton de quatre lieues de long et de large ; il fit pleuvoir de grosses pierres du haut du ciel sur un bataillon d’ennemis fuyant devant lui ; et, les ayant ainsi exterminés, il arrêta le soleil et la lune en plein midi, pour les exterminer encore entre Gabaon et Aïalon sur le chemin de Béthoron, à l’exemple de Bacchus, qui avait arrêté le soleil et la lune dans son voyage aux Indes. 
            La prudence que tout serpent doit avoir ne lui permit pas de parler à la belle Amaside du puissant bâtard Jephté, qui coupa le cou à sa fille, parce qu’il avait gagné une bataille ; il aurait jeté trop de terreur dans le coeur de la belle princesse ; mais il lui conta les aventures du grand Samson, qui tuait mille Philistins avec une mâchoire d’âne, qui attachait ensemble trois cents renards par la queue, et qui tomba dans les filets d’une fille moins belle, moins tendre et moins fidèle que la charmante Amaside. 
Il lui racontait les amours malheureux de Sichem et de l’agréable Dina, âgée de six ans, et les amours plus fortunés de Booz et de Ruth, ceux de Juda avec sa bru Thamar, ceux de Luth avec ses deux filles, qui ne voulaient pas que le monde finît, ceux d’Abraham et de Jacob avec leurs servantes, ceux de Ruben avec sa mère, ceux de David et de Bethsabée, ceux du grand roi Salomon, enfin tout ce qui pouvait dissiper la douleur d’une belle princesse. 


Chap. IX. — Comment le serpent ne la consola point.

            « Tous ces contes-là m’ennuient, répondit la belle Amaside, qui avait de l’esprit et du goût. Ils ne sont bons que pour être commentés chez les Irlandais par ce fou d’Abbadie, ou chez les Welches par ce phrasier d’Houteville. Les contes qu’on pouvait faire à la quadrisaïeule de la quadrisaïeule de ma grand’mère ne sont plus bons pour moi qui ai été élevée par le sage Mambrès, et qui ai lu l’Entendement humain du philosophe égyptien nommé Locke, et la Matrone d’Éphèse. Je veux qu’un conte soit fondé sur la vraisemblance, et qu’il ne ressemble pas toujours à un rêve. Je désire qu’il n’y ait rien de trivial ni d’extravagant. Je voudrais surtout que, sous le voile de la fable, il laissât entrevoir aux yeux exercés quelque vérité fine qui échappe au vulgaire. Je suis lasse du soleil et de la lune dont une vieille dispose à son gré, des montagnes qui dansent, des fleuves qui remontent à leur source, et des morts qui ressuscitent ; mais surtout quand ces fadaises sont écrites d’un style ampoulé et inintelligible, cela me dégoûte horriblement. Vous sentez qu’une fille qui craint de voir avaler son amant par un gros poisson, et d’avoir elle-même le cou coupé par son propre père, a besoin d’être amusée ; mais tâchez de m’amuser selon mon goût. 
— Vous m’imposez là une tâche bien difficile, répondit le serpent. J’aurais pu autrefois vous faire passer quelques quarts d’heure assez agréables ; mais j’ai perdu depuis quelque temps l’imagination et la mémoire. Hélas ! où est le temps où j’amusais les filles ! Voyons cependant si je pourrai me souvenir de quelque conte moral pour vous plaire. 
            « Il y a vingt-cinq mille ans que le roi Gnaof et la reine Patra étaient sur le trône de Thèbes aux cent portes. Le roi Gnaof était fort beau, et la reine Patra encore plus belle ; mais ils ne pouvaient avoir d’enfants. Le roi Gnaof proposa un prix pour celui qui enseignerait la meilleure méthode de perpétuer la race royale. 
            « La faculté de médecine et l’académie de chirurgie firent d’excellents traités sur cette question importante : pas un ne réussit. On envoya la reine aux eaux ; elle fit des neuvaines ; elle donna beaucoup d’argent au temple de Jupiter Ammon, dont vient le sel ammoniac : tout fut inutile. Enfin un jeune prêtre de vingt-cinq ans se présenta au roi, et lui dit : « Sire, je crois savoir faire la conjuration qui opère ce que Votre Majesté désire avec tant d’ardeur. Il faut que je parle en secret à l’oreille de Mme votre femme ; et, si elle ne devient féconde, je consens d’être pendu. — J’accepte votre proposition, dit le roi Gnaof. On ne laissa la reine et le prêtre qu’un quart d’heure ensemble. La reine devint grosse, et le roi voulut pendre le prêtre. 
— Mon Dieu ! dit la princesse, je vois où cela mène, ce conte est trop commun ; je vous dirai même qu’il alarme ma pudeur. Contez-moi quelque fable bien vraie, bien avérée, et bien morale, dont je n’aie jamais entendu parler, pour achever de me former l’esprit et le coeur, comme dit le professeur égyptien Linro.
— En voici une, madame, dit le beau serpent, qui est des plus authentiques. 
            « Il y avait trois prophètes, tous trois également ambitieux et dégoûtés de leur état. Leur folie était de vouloir être rois ; car il n’y a qu’un pas du rang de prophète à celui de monarque, et l’homme aspire toujours à monter tous les degrés de l’échelle de la fortune. D’ailleurs leurs goûts, leurs plaisirs, étaient absolument différents. Le premier prêchait admirablement ses frères assemblés, qui lui battaient des mains ; le second était fou de la musique, et le troisième aimait passionnément les filles. L’ange Ithuriel vint se présenter à eux un jour qu’ils étaient à table, et qu’ils s’entretenaient des douceurs de la royauté. 
            « Le maître des choses, leur dit l’ange, m’envoie vers vous pour récompenser votre vertu. Non seulement vous serez rois, mais vous satisferez continuellement vos passions dominantes. Vous, premier prophète, je vous fais roi d’Égypte, et vous tiendrez toujours votre conseil qui applaudira à votre éloquence et à votre sagesse ; vous, second prophète, vous régnerez sur la Perse, et vous entendrez continuellement une musique divine ; et vous, troisième prophète, je vous fais roi de l’Inde, et je vous donne une maîtresse charmante, qui ne vous quittera jamais. » 
            « Celui qui eut l’Égypte en partage commença par assembler son conseil privé, qui n’était composé que de deux cents sages. Il leur fit, selon l’étiquette, un long discours, qui fut très applaudi, et le monarque goûta la douce satisfaction de s’enivrer de louanges qui n’étaient corrompues par aucune flatterie. 
            « Le conseil des affaires étrangères succéda au conseil privé. Il fut beaucoup plus nombreux ; et un nouveau discours reçut encore plus d’éloges. Il en fut de même des autres conseils. Il n’y eut pas un moment de relâche aux plaisirs et à la gloire du prophète roi d’Égypte. Le bruit de son éloquence remplit toute la terre. 
            « Le prophète roi de Perse commença par se faire donner un opéra italien dont les choeurs étaient chantés par quinze cents châtrés. Leurs voix lui remuaient l’âme jusqu’à la moelle des os, où elle réside. À cet opéra en succédait un autre, et à ce second, un troisième, sans interruption. 
            « Le roi de l’Inde s’enferma avec sa maîtresse, et goûta une volupté parfaite avec elle. Il regardait comme le souverain bonheur la nécessité de la caresser toujours, et il plaignait le triste sort de ses deux confrères, dont l’un était réduit à tenir toujours son conseil, et l’autre à être toujours à l’Opéra. 
            « Chacun d’eux, au bout de quelques jours, entendit par la fenêtre des bûcherons qui sortaient d’un cabaret pour aller couper du bois dans la forêt voisine, et qui tenaient sous le bras leurs douces amies dont ils pouvaient changer à volonté. Nos rois prièrent Ithuriel de vouloir bien intercéder pour eux auprès du Maître des choses, et de les faire bûcherons. 
— Je ne sais pas, interrompit la tendre Amaside, si le Maître des choses leur accorda leur requête, et je ne m’en soucie guère ; mais je sais bien que je ne demanderais rien à personne, si j’étais enfermée tête à tête avec mon amant, avec mon cher Nabuchodonosor. » 
            Les voûtes du palais retentirent de ce grand nom. D’abord Amaside n’avait prononcé que Na, ensuite Nabu, puis Nabucho ; mais, à la fin, la passion l’emporta ; elle prononça le nom fatal tout entier, malgré le serment qu’elle avait fait au roi son père. Toutes les dames du palais répétèrent Nabuchodonosor, et le malin corbeau ne manqua pas d’en aller avertir le roi. Le visage d’Amasis, roi de Tanis, fut troublé, parce que son coeur était plein de trouble. Et voilà comment le serpent, qui était le plus prudent et le plus subtil des animaux, faisait toujours du mal aux femmes, en croyant bien faire. 
            Or Amasis en courroux envoya sur-le-champ chercher sa fille Amaside par douze de ses alguazils, qui sont toujours prêts à exécuter toutes les barbaries que le roi commande, et qui disent pour raison : « Nous sommes payés pour cela. » 


Chap. X. — Comment on voulut couper le cou à la princesse, et comment on ne le lui coupa point.

            Dès que la princesse fut arrivée toute tremblante au camp du roi son père, il lui dit : « Ma fille, vous savez qu’on fait mourir toutes les princesses qui désobéissent au roi leur père, sans quoi un royaume ne saurait être bien gouverné. Je vous avais défendu de proférer le nom de votre amant Nabuchodonosor, mon ennemi mortel, qui m’avait détrôné, il y a bientôt sept ans, et qui a disparu de la terre. Vous avez choisi à sa place un taureau blanc, et vous avez crié Nabuchodonosor ! Il est juste que je vous coupe le cou. » 
            La princesse lui répondit : « Mon père, soit fait selon votre volonté ; mais donnez-moi du temps pour pleurer ma virginité. — Cela est juste ! dit le roi Amasis ; c’est une loi établie chez tous les princes éclairés et prudents. Je vous donne toute la journée pour pleurer votre virginité, puisque vous dites que vous l’avez. Demain, qui est le huitième jour de mon campement, je ferai avaler le taureau blanc par le poisson, et je vous couperai le cou à neuf heures du matin. » 
            La belle Amaside alla donc pleurer le long du Nil, avec ses dames du palais, tout ce qui lui restait de virginité. Le sage Mambrès réfléchissait à côté d’elle, et comptait les heures et les moments. « Eh bien ! mon cher Mambrès, lui dit-elle, vous avez changé les eaux du Nil en sang, selon la coutume, et vous ne pouvez changer le coeur d’Amasis mon père, roi de Tanis ! Vous souffrirez qu’il me coupe le cou demain à neuf heures du matin ! — Cela dépendra, répondit le réfléchissant Mambrès, de la diligence de mes courriers. » 
            Le lendemain, dès que les ombres des obélisques et des pyramides marquèrent sur la terre la neuvième heure du jour, on lia le taureau blanc pour le jeter au poisson de Jonas, et on apporta au roi son grand sabre. « Hélas ! hélas ! disait Nabuchodonosor dans le fond de son coeur, moi, le roi, je suis boeuf depuis près de sept ans, et à peine j’ai retrouvé ma maîtresse, qu’on me fait manger par un poisson. » 
            Jamais le sage Mambrès n’avait fait des réflexions si profondes. Il était absorbé dans ses tristes pensées, lorsqu’il vit de loin tout ce qu’il attendait. Une foule innombrable approchait. Les trois figures d’Isis, d’Osiris et d’Horus, unies ensemble, avançaient portées sur un brancard d’or et de pierreries par cent sénateurs de Memphis, et précédées de cent filles jouant du sistre sacré. Quatre mille prêtres, la tête rasée et couronnée de fleurs, étaient montés chacun sur un hippopotame. Plus loin paraissaient dans la même pompe la brebis de Thèbes, le chien de Bubaste, le chat de Phoebé, le crocodile d’Arsinoé, le bouc de Mendès, et tous les dieux inférieurs de l’Égypte, qui venaient rendre hommage au grand boeuf, au grand dieu Apis, aussi puissant qu’Isis, Osiris, et Horus réunis ensemble. 
            Au milieu de tous ces demi-dieux, quarante prêtres portaient une énorme corbeille remplie d’oignons sacrés qui n’étaient pas tout à fait des dieux, mais qui leur ressemblaient beaucoup. 
            Aux deux côtés de cette file de dieux suivis d’un peuple innombrable marchaient quarante mille guerriers, le casque en tête, le cimeterre sur la cuisse gauche, le carquois sur l’épaule, l’arc à la main. 
            Tous les prêtres chantaient en choeur, avec une harmonie qui élevait l’âme et qui l’attendrissait : 

Notre bœuf est au tombeau,
Nous en aurons un plus beau.

Et, à chaque pause, on entendait résonner les sistres, les castagnettes, les tambours de basque, les psaltérions, les cornemuses, les harpes, et les sambuques. 


Chap. XI. — Comment la princesse épousa son boeuf.

            Amasis, roi de Tanis, surpris de ce spectacle, ne coupa point le cou à sa fille : il remit son cimeterre dans son fourreau. Mambrès lui dit : « Grand roi ! l’ordre des choses est changé ; il faut que Votre Majesté donne l’exemple. Ô roi ! déliez vous-même promptement le taureau blanc, et soyez le premier à l’adorer. » Amasis obéit et se prosterna avec tout son peuple. Le grand-prêtre de Memphis présenta au nouveau boeuf Apis la première poignée de foin. La princesse Amaside attachait à ses belles cornes des festons de roses, d’anémones, de renoncules, de tulipes, d’oeillets, et d’hyacinthes. Elle prenait la liberté de le baiser, mais avec du profond respect. Les prêtres jonchaient de palmes et de fleurs le chemin par lequel on le conduisait à Memphis ; et le sage Mambrès, faisant toujours ses réflexions, disait tout bas à son ami le serpent : « Daniel a changé cet homme en boeuf, et j’ai changé ce boeuf en dieu. » 
            On s’en retournait à Memphis dans le même ordre. Le roi de Tanis, tout confus, suivait la marche. Mambrès, l’air serein et recueilli, était à son côté. La vieille suivait tout émerveillée ; elle était accompagnée du serpent, du chien, de l’ânesse, du corbeau, de la colombe, et du bouc émissaire. Le grand poisson remontait le Nil. Daniel, Ézéchiel et Jérémie, transformés en pies, fermaient la marche. 
           Quand on fut arrivé aux frontières du royaume, qui n’étaient pas fort loin, le roi Amasis prit congé du boeuf Apis, et dit à sa fille : « Ma fille, retournons dans nos États, afin que je vous y coupe le cou, ainsi qu’il a été résolu dans mon coeur royal, parce que vous avez prononcé le nom de Nabuchodonosor, mon ennemi, qui m’avait détrôné il y a sept ans. Lorsqu’un père a juré de couper le cou à sa fille, il faut qu’il accomplisse son serment, sans quoi il est précipité pour jamais dans les enfers, et je ne veux pas me damner pour l’amour de vous. » La belle princesse répondit en ces mots au roi Amasis : « Mon cher père, allez couper le cou à qui vous voudrez ; mais ce ne sera pas à moi. Je suis sur les terres d’Isis, d’Osiris, d’Horus, et d’Apis ; je ne quitterai point mon beau taureau blanc ; je le baiserai tout le long du chemin, jusqu’à ce j’aie vu son apothéose dans la grande écurie de la sainte ville de Memphis : c’est une faiblesse pardonnable à une fille bien née. » 
            À peine eut-elle prononcé ces paroles, que le boeuf Apis s’écria : « Ma chère Amaside, je t’aimerai toute ma vie ! » C’était pour la première fois qu’on avait entendu parler Apis en Égypte depuis quarante mille ans qu’on l’adorait. Le serpent et l’ânesse s’écrièrent : « Les sept années sont accomplies ! » et les trois pies répétèrent : « Les sept années sont accomplies ! » Tous les prêtres d’Égypte levèrent les mains au ciel. On vit tout d’un coup le dieu perdre ses deux jambes de derrière ; ses deux jambes de devant se changèrent en deux jambes humaines ; deux beaux bras charnus, musculeux, et blancs, sortirent de ses épaules ; son mufle de taureau fit place au visage d’un héros charmant ; il redevint le plus bel homme de la terre, et dit : « J’aime mieux être l’amant d’Amaside que dieu. Je suis Nabuchodonosor, roi des rois. » 
            Cette nouvelle métamorphose étonna tout le monde, hors le réfléchissant Mambrès ; mais ce qui ne surprit personne, c’est que Nabuchodonosor épousa sur-le-champ la belle Amaside en présence de cette grande assemblée. 
            Il conserva le royaume de Tanis à son beau-père, et fit de belles fondations pour l’ânesse, le serpent, le chien, la colombe, et même pour le corbeau, les trois pies et le gros poisson ; montrant à tout l’univers qu’il savait pardonner comme triompher. La vieille eut une grosse pension. Le bouc émissaire fut envoyé pour un jour dans le désert, afin que tous les péchés passés fussent expiés ; après quoi on lui donna douze chèvres pour sa récompense. Le sage Mambrès retourna dans son palais faire des réflexions. Nabuchodonosor, après l’avoir embrassé, gouverna tranquillement le royaume de Memphis, celui de Babylone, de Damas, de Balbec, de Tyr, la Syrie, l’Asie Mineure, la Scythie, les contrées de Shiras, de Mosok, du Tubaï, de Madaï, de Gog, de Magog, de Javan, la Sogdiane, la Bactriane, les Indes, et les îles. 
            Les peuples de cette vaste monarchie criaient tous les matins : « Vive le grand Nabuchodonosor, roi des rois, qui n’est plus bœuf ! » Et depuis ce fut une coutume dans Babylone que toutes les fois que le souverain, ayant été grossièrement trompé par ses satrapes, ou par ses mages, ou par ses trésoriers, ou par ses femmes, reconnaissait enfin ses erreurs, et corrigeait sa mauvaise conduite, tout le peuple criait à sa porte : « Vive notre grand roi, qui n’est plus bœuf ! »

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© IMV Genève | 01.07.2007