La revue électronique de l'Institut et Musée Voltaire
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L’extrême orient : un regard de lumière
 
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C’est lui-même, Asséli : son superbe courage,
Sa future grandeur brillait sur son visage.
Tout semblait, je l’avoue, esclave auprès de lui ;
Et lorsque de la cour il mendiait l’appui,
Inconnu, fugitif, il ne parlait qu’en maître.
Il m’aimait ; et mon cœur s’en applaudit peut-être :
Peut-être qu’en secret je tirais vanité
D’adoucir ce lion dans mes fers arrêté,
De plier à nos mœurs cette grandeur sauvage,
D’instruire à nos vertus son féroce courage,
Et de le rendre enfin, graces à ses liens,
Digne un jour d’être admis parmi nos citoyens.
Il eût servi l’Etat, qu’il détruit par la guerre.
Un refus a produit les malheurs de la terre.
De nos peuples jaloux tu connais la fierté.
De nos arts, de nos lois l’auguste antiquité,
Une religion de tout temps épurée,
De cent siècles de gloire une suite avérée,
Tout nous interdisait, dans nos préventions,
Une indigne alliance avec les nations.
Enfin un autre hymen, un plus saint nœud m’engage ;
Le vertueux Zamti mérita mon suffrage.
Qui l’eût cru, dans ces temps de paix et de bonheur,
Qu’un Scythe méprisé serait notre vainqueur ?
Voilà ce qui m’alarme, et qui me désespère ;
J’ai refusé sa main ; je suis épouse et mère :
Il ne pardonne pas ; il se vit outrager,
Et l’univers sait trop s’il aime à se venger.
Etrange destinée, et revers incroyable !
Est-il possible, ô Dieu, que ce peuple innombrable
Sous le glaive du Scythe expire sans combats,
Comme de vils troupeaux que l’on mène au trépas ?

Le décor est posé : nous sommes ici en présence d’une scène d’exposition conforme à toutes les règles du genre. Quelques éléments nous invitent toutefois à faire le lien avec des questions qui tiennent moins au monde du théâtre qu’à celui de l’investigation philosophique ou politique. Le terme de « vertu », répété plusieurs fois dans cette tirade, et qui sera le dernier mot de la pièce, rappelle discrètement que c’est sur cette notion-clé que se greffe le discours confucéen ; l’opposition des mondes contrastés de la Chine et des guerriers scythes suggère une autre opposition (celle, bien sûr, de la France de Louis XV et de l’Empire de Cambalu) sans qu’on sache bien de quel côté se situent les délices de la civilisation ; enfin, cette tirade diffuse de manière subtile mais répétée l’idée selon laquelle la religion serait un produit de l’histoire. Je passe sur l’imbrication de l’intrigue politique et de l’histoire d’amour, qui est tout à fait conforme, quant à elle, aux canons du genre tragique, et qui va d’ailleurs aller s’amplifiant, dans les actes suivants.

Il se trouve en effet que le dernier roi de la Chine, avant d’expirer, a confié à Zamti et Idamé un bébé, qui n’est autre que le dernier descendant de la dynastie régnante. On devine la suite : Gengis-Kan veut à toute force retrouver cet enfant afin de l’égorger, il envoie pour cela ses guerriers les plus féroces, au nombre desquels les sinistres Octar et Osman, le couple Zamti-Idamé use de subterfuges pour subtiliser l’enfant à la rage du vainqueur, et Zamti lui substitue même son propre fils, dont il accepte le sacrifice : autant de péripéties qui conduisent au chantage que tout le public attend (l’amour d’Idamé contre la vie de l’enfant), et qui reproduit, ou reconduit, le discours de Pyrrhus, dans Andromaque. Que les âmes sensibles se rassurent : le terrible Gengis-Kan est pris, dans l’ultime scène du cinquième et dernier acte, de remords soudains, et renonce à faire couler le sang. Je vous cite le passage :

À peine dans ces lieux je crois ce que j’ai vu.
Tous deux je vous admire, et vous m’avez vaincu.
Je rougis sur le trône où m’a mis la victoire,
D’être au-dessous de vous au milieu de ma gloire.
En vain par mes exploits j’ai su me signaler ;
Vous m’avez avili ; je veux vous égaler.
J’ignorais qu’un mortel pût se dompter lui-même ;
Je l’apprends ; je vous dois cette gloire suprême.
Jouissez de l’honneur d’avoir pu me changer.
Je viens vous réunir ; je viens vous protéger.
Veillez, heureux époux, sur l’innocente vie
De l’enfant de vos rois, que ma main vous confie.
Par le droit des combats j’en pouvais disposer ;
Je vous remets ce droit, dont j’allais abuser.
Croyez qu’à cet enfant heureux dans sa misère,
Ainsi qu’à votre fils, je tiendrai lieu de père.
Vous verrez si l’on peut se fier à ma foi.
Je fus un conquérant, vous m’avez fait un Roi.

On a souvent voulu voir dans cette pièce la preuve du peu de consistance de l’élément chinois dans le théâtre de Voltaire. J’y vois pour ma part, tout au contraire, le signe d’une influence décisive des éléments puisés dans les récits des missionnaires jésuites. Influence, et non pas incidence : la question des sources de la tragédie voltairienne (Voltaire a puisé son intrigue dans la traduction proposée par le père de Prémare d’une ancienne pièce chinoise intitulée L’Orphelin de la maison de Tchao) a moins d’importance ici que celle des conséquences directes de la représentation de 1755. J’en citerai trois, pour l’exemple.

D’abord, vous aurez remarqué que la fin de la pièce est peu conforme à ce qu’on est en droit d’attendre, à cette époque, d’un dénouement tragique : non seulement le sang ne coule pas à flots, mais les valeurs traditionnelles des héros tragiques se trouvent bousculées, voire écartées au profit de nouveaux types de comportement directement puisés dans la Description de Du Halde ou les Lettres des missionnaires. Je n’insiste pas.

En second lieu, la tragédie de L’Orphelin de la Chine est l’occasion d’un profond renouveau dans le décor de la pièce et dans le choix des costumes. Comme l’a montré Sylvie Chevalley, ancienne bibliothécaire-archiviste de la Comédie-Française, « une audacieuse nouveauté a marqué la création de L’Orphelin de la Chine : pour la première fois, on a observé le costume sur le théâtre ; tout au moins les acteurs firent-ils un réel effort pour mettre leurs habillements en accord avec le lieu et l’époque de la tragédie. » Mlle Clairon, qui interprète le rôle d’Idamé, et Mlle Hus, qui joue sa confidente Asséli, se présentent « en chinoises, sans gants, sans paniers, sans frisure et sans diamants ». Voltaire va jusqu’à demander au peintre Joseph Vernet de composer des habits chinois. Bref, c’est avec L’Orphelin de la Chine qu’est inaugurée la très grande réforme des us et coutumes de la scène dramatique, et je ne pense pas, pour ma part, que cela soit anodin : en dépit de l’éloignement, en dépit du manque d’information, en dépit même du nécessaire truchement des récits jésuitiques, sur lesquels on est bien obligé de se fonder, quelque chose de résolument nouveau est venu troubler jusqu’aux fondements du genre le plus sûr, le plus stable de l’époque moderne : la tragédie en alexandrins.

Mon troisième point n’est, dès lors, que la conséquence logique du précédent. En effet, ce ne sont pas seulement les costumes et les décors qui subissent une certaine forme d’influence chinoise, mais jusqu’au discours des personnages. Lekain, qui hurle le rôle de Gengis-Kan, est convoqué aux Délices, où Voltaire lui apprend, démonstration à l’appui, comment dire la pièce. Les gazettes de l’époque notent une sensible évolution du jeu et de la diction de Mlle Clairon, qui semble avoir trouvé dans le personnage d’Idamé une nouvelle source d’inspiration. D’autres témoignages confirment enfin que L’Orphelin de la Chine accélère une réflexion sur le langage qui était déjà à l’œuvre à l’époque à la suite de la publication des premiers volumes de l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert et les écrits de Rousseau relatifs à la nature du phénomène musical, écrits qui mèneront au fameux Essai sur l’origine des langues.

Nous pourrions d’ailleurs donner d’autres exemples de cette importance du monde chinois sur le questionnement du langage au milieu du dix-huitième siècle. Un seul suffira, et vous verrez qu’il est à lui seul parfaitement symptomatique d’une réflexion d’ensemble qui s’intéresse à la nature de la langue, à la validité de phénomènes comme la traduction ou la transcription d’une langue à une autre, voire à la définition de ce que signifie véritablement le terme de poésie, et que le « recul » chinois permet de mieux concevoir.

Un texte surprenant, publié en 1770 et dont Voltaire prend rapidement connaissance, agite les esprits. Il s’agit du poème de l’empereur Kien-Long intitulé Eloge de Moukden et publié grâce au père Amiot, de la compagnie de Jésus. Pas tout à fait un poème, d’ailleurs, si l’on considère que le lecteur français de 1770 risque fort de subordonner sa lecture à une intention ou une orientation politiques : le livre fourmille en effet de précieux renseignements sur la pensée chinoise et l’art de gouverner.
 
Il se présente en dix parties, pas une de moins, et dont l’auteur, de par sa qualité impériale, nous inflige l’impitoyable succession. Après un « avis » de l’éditeur qui narre, en une vingtaine de pages, l’histoire du texte, est insérée une préface du traducteur où le père Amiot distingue l’intérêt poétique de l’intérêt historique et disserte sur la vérité des traductions. Suit un « édit de l’Empereur à l’occasion de son poème », dont on retiendra qu’il exige que les caractères mandchous, dans l’édition originale du texte, soient très exactement placés en face des caractères chinois. Le même Empereur développe ensuite une préface où les préceptes confucéens, imposés dès le départ, apparaissent comme les seuls garants possibles d’une morale saine, éloignée de toute déviance, de toute dérive possibles : « J’ai toujours ouï dire que, si l’on conforme son cœur aux cœurs de ses père et mère, les frères vivront toujours en bonne intelligence entre eux ; que, si l’on conforme son cœur aux cœurs de ses Ancêtres, l’union règnera dans toutes les familles ; et que, si l’on conforme son cœur aux cœurs du Ciel et de la Terre, l’Univers entier jouira d’une paix profonde, et l’abondance de toute chose ne laissera rien à désirer. »
Vient ensuite, ou plutôt enfin, le poème proprement dit. Il se compose de deux parties, la première relatant le voyage de l’Empereur sur la terre de ses ancêtres, à Moukden, la seconde présentant l’origine « des différentes sortes de caractères chinois, dont on voit le modèle dans les trente-deux volumes de l’édition chinoise ». Cet ensemble est suivi de notes abondantes, puis d’une « notice des pays de la Tartarie, d’où sont sortis les Tartares mandchous », de « vers sur le thé » écrits par l’empereur et reproduits, avant d’être traduits, dans une transcription phonétique approximative, et enfin d’un index général des noms chinois du volume.
              
Comment expliquer le succès de ce poème et l’engouement qu’il a suscité, chez bon nombre de gens de lettres, dans les années qui ont suivi sa publication ? Doit-on les attribuer à sa richesse documentaire, certaines des informations qu’il présente recoupant, ou illustrant, les descriptions bien connues de Du Halde ou les relations de voyage des pères Jésuites ? C’est difficile à croire : le succès du poème, me semble-t-il, est plutôt dû au fait qu’il répond à une attente poétique et comble une interrogation ou un questionnement politiques.

Parcourons, pour nous en convaincre, les premières pages. L’Empereur, sur le point d’inaugurer sa pérégrination, s’adresse aux montagnes : « Montagnes ! c’est par vous que je commence. Montagne de fer, Montagne brodée, vous ne vous montrez de si loin, que pour diriger les pas du voyageur ; vous ne présentez une forme et des couleurs si singulières, que pour suspendre sa fatigue et le récréer ; vous êtes un signal non équivoque de la route qu’il doit tenir pour parvenir sans obstacle au doux terme de son repos. » Je ne vais pas vous infliger la liste des noms de montagnes traversées par le voyageur, encore qu’elle puisse être utile puisqu’il « suffit » de « nommer » lesdites montagnes « pour [les] faire connaître ». La longue description qui suit peut, de toute évidence, sembler familière à un lecteur de la fin du XVIIIe siècle :

C’est en vain que je voudrais essayer de décrire ces amphithéâtres couverts d’une agréable verdure, qui vous décorent presque en tout temps, ces perspectives ravissantes qui présentent dans le lointain une pente presque insensible, sur laquelle les yeux peuvent se promener sans cesse, avec un plaisir toujours nouveau ; ces monticules groupés qui semblent se reproduire de distance en distance ; ces eaux pures qui, tombant par cascades multipliées, vont par diverses routes se rejoindre enfin dans la plaine pour y former des fleuves, des rivières et une multitude infinie de ruisseaux : c’est en vain que je voudrais représenter ces hautes et épaisses croupes qui cachent au loin la lumière du soleil pendant le jour, et la clarté de la lune pendant la nuit ; ces pointes orgueilleuses, qui, après avoir percé les nues, s’élèvent encore pour pouvoir atteindre à la hauteur du Ciel : c’est bien plus inutilement encore que je m’efforcerais à tracer l’image de ces creux enfoncés, de ces cavernes ténébreuses, de ces fentes énormes, de ces rochers hérissés, de ces précipices affreux dont on n’ose approcher, de ces gorges dangereuses qui inspirent la crainte, et de ces gouffres profonds qui font horreur à voir. Quelle éloquence assez vive, quel pinceau assez hardi, pourraient ébaucher, pourraient désigner même une partie de ce que vous offrez dans les deux genres ? Vous êtes au-dessus de toute expression ; seules, vous pouvez, en vous montrant nous donner l’idée de ce que vous êtes.

Le lecteur se trouve d’emblée, vous le voyez, convié à une quête initiatique. Le cheminement du voyageur propose des étapes qui sont autant de haltes symboliques et des rencontres (qu’il s’agisse de paysages ou de personnages) riches de significations multiples. Le passage des montagnes, en particulier, n’est pas dépourvu de relents orphiques, et le cheminement qui mène l’empereur Kien-Long sur la voie jadis empruntée par ses ancêtres vaut bien, à dix mille lis de distance, les entrées des gouffres infernaux proposés aux plus vertueux de nos héros d’Occident.
Encore le cheminement de Kien-Long se trouve t-il comme scandé par une question lancinante, incessamment répétée, jamais satisfaite, et qui trouve chez son traducteur Amiot un point d’ancrage intéressant dans la figure de la prétérition. La description des montagnes est impossible sinon à faire, du moins à dire. Elle nécessite une surcharge de mots, un apport rhétorique qui se veut rapport emblématique au réel. Il ne faut pas s’y tromper : derrière cet apparent retrait du poète, c’est la question même de la création poétique et, avec elle, celle de la traduction, qui est posée. Or c’est cette question qui donne à l’ensemble du recueil, préfaces et édit compris, sa véritable cohérence. Le poème de l’empereur ne peut se lire indépendamment des questions de juxtaposition des caractères mandchous et chinois dont le tracé vient, en un étonnant jeu de miroirs, se substituer à la trace imparfaite du récit qu’ils dessinent. La description des montagnes qui bordent la route, ou qui s’opposent au cheminement du voyageur, ne peut se faire, si l’on veut, qu’accompagnée d’un questionnement sur la nature du descriptif. Pas de poésie sans poétique : et c’est la montagne qui, dans le poème de l’empereur Kien-Long, invite à cette forme de détour.

Il était logique, dans ces conditions, que le poème suscitât des réactions. La première en date est celle de Diderot, qui publie un commentaire de l’Eloge de Moukden dans la livraison du 1er mai 1770 de la Correspondance littéraire.  Après avoir longuement cité le poème et en avoir offert un non moins long résumé, Diderot insiste sur la bipartition du texte de Kien-Long, le Toukietchoun se chargeant de « célébrer les affaires qui se traitent dans une contrée » tandis que le Foutchouroung, qui le suit, peut être considéré comme le véritable poème puisque Kien-Long y « chante son départ, son voyage, son arrivée, ses sacrifices, ses aïeux, leurs faits mémorables, leur vie, leurs mœurs, leurs festins, la ville qu’ils ont fondée, les édifices de Moukden, les campagnes qui l’environnent, la mer qui l’avoisine, les montagnes, les plaines, les forêts, les rivières, les plantes, les métaux, les pierres, les animaux, les poissons, les oiseaux… » Et tout cela est peint « avec grandeur, sagesse, simplicité, chaleur et vérité. » Quand on sait de plus que le « caractère propre du poème » est la « piété filiale », on ne peut guère s’étonner de l’enthousiasme de l’auteur du Père de famille. Les vœux adressés par l’empereur à ses ancêtres sont d’ailleurs le moment choisi par Diderot pour en arriver à un questionnement de fond sur la nature de la poésie : « Il y a dans ces vœux un caractère de paternité qui attendrit et enchante. En général, vous ne trouverez rien dans ce poème de ce que nous appelons allégories, fictions ; mais il y a ce qu’on appellera, dans tous les pays du monde et dans tous les siècles à venir, de la véritable poésie. » Et de se lancer dans un commentaire de la traduction dont le paradoxe est de montrer, par son imperfection même, la pureté du texte original : après avoir affirmé pouvoir « retrouver les véritables tours de l’original sur le genre seul de ce poème et les données de la traduction », Diderot rappelle avoir tenu une gageure semblable au peintre Huber, à propos d’un poème allemand. Dès lors, la conclusion s’impose : « Il y a… dans la langue poétique quelque chose de commun à toutes les nations, de quelque cause que cela vienne. »

La première mention de l’Eloge de Moukden par Voltaire est à peine postérieure, puisqu’on la trouve, à la date du 27 juillet de la même année, dans une lettre adressée à Frédéric II. Le poème de Kien-Long, entrevu de manière allusive, offre au courtisan de Ferney l’occasion d’une petite pointe : « Vous et le roi de la Chine vous êtes à présent les deux seuls souverains qui soient philosophes et poètes. Je venais de lire un extrait de deux poèmes de l’empereur Kien-Long, lorsque j’ai reçu la prose et les vers de Frédéric le Grand. Je vais d’abord à votre prose, dont le sujet intéresse tous les hommes, aussi bien que vous autres maîtres du monde. » D’autres mentions du poème chinois dans les mois et les années qui suivent viennent attester que Voltaire travaille à quelque chose, et que le « vieux malade » des Alpes a décidé de répondre, à sa manière, à l’édit impérial.

Effectivement les Lettres chinoises, indiennes et tartares paraissent en 1775. La toute première de ces lettres, intitulée « Sur le poème de l’empereur Kien-long », donne le ton :

Je prenais du café chez Mr. Gervais dans la ville de Romorantin, voisine de mon couvent : je trouvai sur son comptoir un paquet de brochures intitulé : Moukden par Kien-long. Quoi ! lui dis-je, vous vendez aussi des livres ? Oui, mon révérend père ; mais je n’ai pu me défaire de celui-ci, on l’a rebuté comme si c’était une comédie nouvelle. Est-il possible, Mr. Gervais, qu’on soit si barbare dans une capitale où il y a un libraire et trente cabaretiers ? Savez-vous bien ce que c’est que ce Kien-long qu’on néglige tant chez vous ? Apprenez que c’est l’empereur de la Chine et de la Tartarie, le souverain d’un pays six fois plus grand que la France, six fois plus peuplé, et six fois plus riche. Si ce grand empereur sait le peu de cas qu’on fait de ses vers dans votre ville (comme il le saura sans doute ; car tout se sait) ne doutez pas que dans sa juste colère il ne nous détache quelque armée de cinq cent mille hommes dans vos faubourgs.

L’ouvrage s’offre d’abord sous la forme d’une discussion entre Mr. Gervais, cabaretier, et un religieux bénédictin membre d’une congrégation voisine, avant de présenter douze « lettres » prétendument adressées (la chose est sûre, au moins, pour neuf d’entre elles) au chanoine Cornelius de Pauw, de Xanten. De Pauw avait publié d’intéressantes Recherches philosophiques sur les Égyptiens et les Chinois. On retrouve dans les Lettres chinoises bon nombre des arguments que Voltaire avait déjà développés dans le Traité sur la tolérance et le Dictionnaire philosophique, c’est-à-dire au plus fort de sa campagne contre l’infâme : rejet des miracles, lien étroit entre l’affabulation religieuse et l’organisation politique d’un pays, importance de la communication entre le souverain et son peuple, etc. À bien des égards, le poème de l’empereur Kien-Long, dont il est pourtant abondamment question dans les premières « Lettres », n’a été que l’élément moteur d’une logorrhée philosophique qui, hormis ce léger vernis chinois, n’apporte rien de nouveau au lecteur de 1776.

Ces Lettres chinoises sont pourtant très intéressantes pour nous, parce qu’elles mettent en relief la dernière des réactions possibles face à cette intrusion de la Chine dans la vie intellectuelle française, à savoir ce que j’avais appelé le phénomène de filiation. C’est ce fameux hollandais Cornelius de Pauw, dans ses Recherches philosophiques sur les Égyptiens et les Chinois, qui en est le meilleur représentant. Pour les partisans de la filiation, il s’agit de faire de l’univers chinois une branche éloignée de notre propre civilisation : or le problème se concentrant, nous l’avons vu, autour de la lecture de la Bible, de Pauw fait des Chinois les descendants des anciens Égyptiens, frappés par les calamités décrites dans les écrits testamentaires. Les Lettres chinoises de Voltaire s’inscrivent dès lors en faux contre pareille tentative de récupération ou d’inféodation, quitte à insister sur ce qui nous différencie radicalement des Chinois.
La première réaction connue face à l’opuscule voltairien est celle de Frédéric II qui écrit, en date du 10 janvier 1776, à son correspondant ferneysien : « J’ai lu à l’abbé de Pauw votre lettre ; il a été pénétré des choses obligeantes que vous écrivez sur son sujet : il vous estime et vous admire, mais je crois qu’il ne changera pas d’opinion au sujet des Chinois ; il dit qu’il en croit plus l’ex-jésuite Parrenin, qui a été dans ce pays-là, que le Patriarche de Ferney, qui n’y a jamais mis les pieds… » Et Frédéric d’adresser à Voltaire, sous couvert de de Pauw, le reproche que Voltaire avait lui-même réservé à la Curie romaine, et qu’il avait emprunté aux missionnaires jésuites : « L’Empereur de la Chine ne se doute certainement pas que sa nation va être jugée en dernier ressort en Europe, et que des personnes qui n’ont jamais mis le pied à Pékin, décideront de la réputation de son Empire. »
Voltaire a toutefois le dernier mot. Un mot de courtisan, certes, puisqu’il fait une dernière fois référence à l’Eloge de Moukden dans une lettre à Catherine II. La date est éloquente : 13 mai 1778, soit quelques jours seulement avant sa disparition. Le ton est en apparence badin, mais l’image choisie par le patriarche, et dont toutes sortes de variantes couvrent son œuvre, va de suite à l’essentiel : « J’ignore avec quel écritoire votre voisin l’empereur de la Chine Kienlong a écrit son beau poème de Moukden dans lequel il assure ses peuples qu’il a une vierge pour aïeule. C’est une chose qui n’est pas rare ; mais ce qui l’est beaucoup, c’est qu’il y ait une héroïne sur les bords de la Neva qui éclipse les héros de la Grèce et de Rome. »

Que peut-on finalement retenir de cet ultime épisode chinois ? Trois choses, semble-t-il.
Le poème de Kien-Long va d’abord stimuler, voire accélérer la réflexion engagée dès le début du siècle sur l’art de la traduction, et plus particulièrement de la traduction poétique. L’apport des vocabulaires chinois et mandchous, c’est-à-dire d’éléments qui posent comme conditions préalables la reconnaissance du trait figuratif comme unité de sens, modifie sans doute en profondeur les paramètres usuels de l’art de traduire, et provoque une réflexion plus poussée sur le sens même de la création poétique. Un second enseignement concerne Voltaire lui-même. Le poème de Kien-Long ravive ou réactive, dans les dernières années de Ferney, sa hargne antireligieuse, et lui permet du même coup d’évaluer, en cette période assez tardive, la portée réelle de l’argument chinois. L’Éloge de Moukden permet enfin d’interroger, à un moment où la France connaît un changement de régime important, les liens qui unissent les gens de lettres à l’exercice du pouvoir politique. Question qui n’était sans doute pas la moins chère à Voltaire et à laquelle le poème chinois apporte sinon une réponse, du moins un éclairage nouveau.

Mais c’est un éclairage qui arrive bien tard. Il est tout à fait incontestable en effet qu’on assiste, dans les trente dernières années du dix-huitième siècle, à une perte d’influence de la Chine dans les écrits d’agrément, voire dans les traités théoriques, les débats religieux ou les opuscules philosophiques. Autant la Chine semblait devoir féconder, une fois relayée par Du Halde, l’imaginaire des Lumières, autant le résultat semble, quarante ans plus tard, des plus décevants. Que s’est-il donc passé, aux alentours des années 1770, pour expliquer pareil retournement de situation ? Quels sont les éléments, voire les événements, qui motivent pareille déréliction ? Je verrais pour ma part cinq causes possibles à un tel « assèchement » des motifs chinois.

La première tient à une fermeture de l’Empire de la Chine. Autant le règne de Kang-Hi s’était montré favorable aux missionnaires jésuites, autant les règnes de Yong-Tcheng et de Kien-Long seront-ils sévères à l’égard de tous les Européens. Les persécutions ne sont plus rares, et les Jésuites se maintiennent à la Cour de Pékin en nombre restreint. La première conséquence de cette fermeture des frontières est le manque d’informations nouvelles sur l’Empire : les gens de lettres doivent se contenter jusqu’au début du dix-neuvième siècle de la Description de Du Halde, dont l’édition in-4° permet heureusement qu’elle soit diffusée aux quatre coins de l’Europe, mais qui ne satisfait plus au besoin de savoir qui est, vers 1770, celui des hommes des Lumières.
Là se trouve d’ailleurs la deuxième cause de l’assèchement des motifs chinois. Si l’Empire du Milieu pouvait, au début ou au mitant du siècle, ouvrir de nouvelles perspectives à l’imaginaire créateur, que celui-ci se traduise sous forme poétique, romanesque ou théâtrale, il intéresse davantage, à la fin du siècle, les esprits scientifiques. C’est dans la décennie 1770 que paraissent les travaux du père Gaubil que l’on peut nommer, sans forcer le trait, l’un des premiers sinologues en France ; c’est dans la décennie 1770 que, suite à la publication de l’Encyclopédie, la Chine entre pleinement dans la sphère du savoir ; c’est dans la décennie 1770 enfin que se posent pour la première fois des questions qui nous intéressent encore aujourd’hui, notamment sur le plan sémiotique.
N’oublions pas (c’est notre troisième cause) les deux bouleversements politiques qui ont affecté les années 1770, à savoir le changement  de règne en France (avec les conséquences qu’on connaît : arrivée des physiocrates au pouvoir, réactivation de la querelle des parlements, affaiblissement du régime…) et l’abolition de l’ordre des Jésuites. C’est en effet le 21 juillet 1773 que le pape Clément XIV signe le bref Dominus ac redemptor noster qui vient clore une campagne européenne visant à la destruction de l’ordre ignatien. Je suis pour ma part persuadé que c’est là la date qui scelle de manière irréversible la marche de la Révolution : mais passons.
Quatrième cause possible : la recherche archéologique en Grèce, relancée par la découverte de Pompei. Les fouilles avaient commencé dès 1748, mais c’est véritablement aux alentours de 1770 que sont exhumés les matériaux les plus importants. Les travaux de Winckelmann connaissent par ailleurs un retentissement assez rapide pour effacer tout ou partie de la curiosité qui pouvait encore subsister pour les récits « sinisés ». Il n’est que de songer à ce genre de l’uchronie, qui connaîtra quelques développements très intéressants à l’extrême fin du dix-huitième siècle, avec notamment les Voyages du jeune Anacharsis en Grèce de l’abbé Barthélémy ou les Voyages d’Anténor, son avatar, dus quant à eux à Étienne Lantier.
Cinquième et dernière cause possible : la brusque accélération de l’histoire. Il est patent que la Chine disparaît complètement des discours révolutionnaires, des fêtes, des célébrations, des occasions diverses suscitées ou provoquées par la tourmente. Elle n’apparaît pas davantage, car trop éloignée, dans les rêves de conquête de certain général corse, en prise avec les notables du directoire ; elle disparaît enfin de la seule scène où elle pouvait encore se montrer, la scène de l’imaginaire, elle aussi absorbée, voire avalée par l’histoire.

Que retenir de tout ceci ? Une chose au moins.
Que Jean-François Billeter ait cherché querelle publique à François Jullien n’est évidemment pas l’essentiel. Ce qui est intéressant en revanche, c’est, précisément, que leur dialogue paraisse impossible. Au-delà des arguments ponctuels qui rythment leurs démonstrations respectives, des exemples qu’ils ont choisis, des attaques ad hominem dont ni l’un ni l’autre ne se sont privés, c’est toute la question de l’image de la Chine, de sa représentation dans notre monde occidental qui est en suspens. Que Jean-François Billeter ait incriminé le dix-huitième siècle et la manière dont les hommes et les femmes des Lumières ont, selon lui, relayé le message des fondateurs de l’Empire sous les Han est également très intéressant : car ce qu’il nous apprend, c’est qu’il nous manque une véritable histoire de la représentation de la Chine en Occident. Cette histoire-là doit encore être écrite : non pas par un philosophe (François Jullien a bien autre chose à faire, et son questionnement est d’un tout autre ordre), ni même par un sinologue. Elle doit l’être par un historien des formes doublé d’un historien de la littérature. Elle doit prendre en compte l’histoire de l’art et l’évolution des structures langagières. Elle doit être à la fois historique, linguistique, littéraire et artistique.
Il nous faut, mesdames et messieurs, un nouvel Étiemble.
Je vous remercie.


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© IMV Genève | 03.10.2007