La revue électronique de l'Institut et Musée Voltaire
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Deux lettres de Voltaire inconnues à Besterman : 12 juin et 8 octobre 1771

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par Christophe PAILLARD

« Encore des lettres de Voltaire ? Mais on en trouvera jusqu’au jugement dernier ! » (1) Cette boutade devenue classique parmi les éditeurs est heureusement avérée. Si Voltaire fut le plus grand épistolier de son temps, il n’avait pas voulu être « un auteur épistolaire. À quelques rares exceptions près, il n’a point publié ses lettres »(2). Pour apprécier les charmes de sa Correspondance, le public dut attendre la première édition posthume des Œuvres complètes, dite « de Kehl » ou « de Beaumarchais ». Parue entre 1784 et 1790, cette édition comportait près de quatre mille cinq cents lettres et celle de Beuchot (1828-1834) sept mille cinq cents ; Moland (1877-1883) en édita dix mille et Besterman 21221 dans sa seconde édition (1968-1976)(3). Depuis l’achèvement de la Correspondance prétendument définitive, la recherche n’a cessé d’exhumer des inédits à travers des dizaines d’articles et les additions du 13e volume de l’édition de la Pléiade. Si nombreuses sont les lettres inconnues à Besterman que la « voltairie » bruisse de rumeurs : on s’apprêterait à éditer des recueils entiers d’inédits ! Depuis l’acquisition par la Bibliothèque nationale de France en 1994 de « 126 lettres autographes écrites par Voltaire à sa nièce, puis au mari de celle-ci, entre 1737 et 1744 »(4), elle attend avec impatience l’édition qu’en donneront Frédéric Deloffre et Jacqueline Hellegouar’ch. L’Institut et Musée Voltaire (IMV) n’est pas en reste. Il a joué et joue un rôle important dans cette activité éditoriale. Non seulement il conserve maintes copies établies pour l’édition de Beaumarchais ainsi que les innombrables photocopies de manuscrits dont s’est servi Besterman, mais ce fut aux Délices que s’initia l’édition définitive et que, comme l’a annoncé son directeur, François Jacob, des lettres inédites seront publiées dans la collection des Voltairiana. C’est donc légitimement et comme pour mettre en appétit le lecteur que la Gazette des Délices propose aujourd’hui deux lettres récemment mises en vente, l’une à Jean de Dieu-Raymond de Boisgelin de Cucé, archevêque d’Aix, et l’autre à la régence de Montbéliard.

Ces lettres comportent quatre traits communs : inconnues à Besterman, elles sont rédigées par Jean-Louis Wagnière, le secrétaire de Voltaire, datent de 1771 et comportent une signature autographe sous la forme « voltaire » (et non « V », « Ve », « Volt » ou « Voltaire » suivi de ses titres). L’une est une lettre de remerciements qui présente un réel intérêt littéraire, l’autre une lettre d’affaires. La première rectifie la Correspondance de Besterman, la seconde la confirme et approfondit ses intuitions. Nous les présentons en les décrivant matériellement, en respectant la graphie, et en indiquant les séparations linéaires et les numéros d’ordre dans ce qui devrait être l’édition révisée de la Correspondance de Besterman.


I / Voltaire à l’archevêque d’Aix-en-Provence, 12 juin 1771

[Description matérielle] Voltaire à [Jean de Dieu-Raymond de Boisgelin de Cucé ?], Ferney, 12 juin 1771. 4°, 2 pages, 2e page blanche. Lettre de la main de Jean-Louis Wagnière avec signature autographe (« voltaire »). Son numéro d’ordre dans Besterman devrait être D17233a : elle est contemporaine de la lettre D17233, adressée à un membre de la même famille et d’objet identique. Le catalogue de Stargardt (Berlin) des 26 et 27 juin 2007 la retranscrit partiellement et en donne le fac-simile intégral, sur la base duquel nous l’éditons (5).

« 12° juin 1771. à ferney./

Monseigneur/

Est-ce l’oculiste Grandjean, ou moi aveugle/ qui me trompe ? il m’a mandé que vous aviez eu/ la bonté de lui écrire en ma faveur. c’est/ apparemment Madame la Comtesse De Boisgelin/ vôtre sœur qui vous a inspiré cet acte de charité./ vous voulez me dessiller les yeux, quoique je n’aie/ pas osé vous dire Domine ut videam(6). permettez/ moi de vous en remercier, et de vous assurer que/ j’ai les yeux fort ouverts quand il s’agit de rendre/ justice à vôtre mérite./

J’ai l’honneur d’être avec respect/ Monseigneur/ Vôtre très humble et très/ obéissant serviteur [signé] voltaire »

[commentaire] Sur la route d’Italie où elle s’apprêtait à rejoindre son époux Louis Bruno de Boisgelin, ambassadeur de France à Parme, la comtesse Louise Julie de Boisgelin, née de Boufflers, rendit visite à Voltaire à Ferney en 1771. Le 7 mai, le patriarche prétextait être « devenu presque entièrement aveugle » pour ne pas la recevoir le jour même :

« Ses souffrances et les remèdes pires que les souffrances, ne lui permettent pas de faire aujourd'hui sa cour à madame la comtesse de Boisgelin, mais si elle veut venir demain vers les six heures, souper et coucher à Ferney et amener monsieur l'abbé Dupré et monsieur Caillard, made Denis lui fera comme elle pourra les honneurs de la chaumière, dans un pays barbare, où il n'y a ni pain, ni vin, ni viande. Le vieil aveugle présente son très humble respect à madame la comtesse de Boisgelin et à sa compagnie »(7).

On ne compte pas les jérémiades du « vieil aveugle » de Ferney sur sa prétendue « cécité », affection ophtalmique impliquant par intermittence une diminution de l’acuité visuelle (8). Si ce mal est ancien, de rares lettres confirment sa présence au printemps 1771 (9). Cette lamentation fait en réalité figure de prétexte pour différer la réception de l’équipage de la comtesse de Boisgelin. Malgré son badinage, le ton de la lettre n’est guère engageant. Voltaire prétend ne pouvoir accueillir que tardivement cette grande dame et ses compagnons.  On ne prendra pas au sérieux ses menaces de ne leur offrir « ni pain, ni vin, ni viande ». L’antiphrase de la barbarie sert à faire valoir par contraste la qualité de la chère et des vins de Ferney (10). Voltaire laisse en revanche entendre à Mme de Boisgelin qu’il ne pourra lui faire les honneurs de la maison : Mme Denis se chargera de l’accueillir et de faire les frais de la conversation. Il y a cependant tout à parier qu’il reçut avec égards cette dame de qualité, ne serait-ce que par déférence envers son statut social et son puissant  réseau de relations.

La comtesse ne semble pas lui avoir tenu rigueur de son accueil. Dans la lettre contemporaine de celle ici éditée, Voltaire la remercie de lui avoir rendu un service dont le contexte ne permet pas de comprendre la nature :

« Mes yeux ont bien de l'obligation aux vôtres. Vous avez senti tout ce qu'ils perdaient quand vous daignâtes passer chez ce pauvre aveugle. Si vous aviez aussi quelque recette pour les oreilles vous l'auriez très bien placée. Le plaisir de vous entendre vaut celui de vous voir ; mais à mon âge il n'y a plus de plaisirs, je suis comme ce pauvre homme qui disait à madame la duchesse de Longueville qu'il avait perdu les joies de ce monde. Il ne me reste de moyen pour revenir au monde, que de venir vous faire ma cour, madame, et à monsieur votre frère. Je crois que je serais à Parme sans l'Inquisition dont l'ombre me fait toujours peur »

L’inédit élucide le moyen par lequel Mme de Boisgelin fit de Voltaire son obligé : elle recommanda « l’aveugle » aux bons soins de l’ophtalmologiste Henri Grandjean (1725-1802), inventeur d’une méthode d’opération de la cataracte et « premier oculiste » de Louis XV (11). Grandjean adressa apparemment à Voltaire l’ordonnance ou « recette » d’un remède qui ne semble pas nous être parvenue. Dans une lettre à Mme du Deffand, qui, elle, ne feignait pas d’être aveugle, Voltaire lui recommandait cruellement cette « drogue » : « De tous ceux qui sont passés par Ferney c’est la sœur de Mr. de Cucé dont j’ai été le plus content, car c’est à elle que je dois de n’avoir pas perdu entièrement les yeux. Elle me donna d’une drogue qui ne m’a pas guéri, mais qui m’a beaucoup soulagé. Je voudrais bien qu’il y eût des recettes pour votre mal comme pour le mien » (12). Cette lettre inédite est bienvenue : elle éclaire le sens de la lettre D17233.

L’identification du destinataire ne va cependant pas de soi, point capital pour l’interprétation de la lettre. Le catalogue Stargadt estime qu’il s’agit du marquis « Charles Marie Jean de Boufflers », « einer Bruder der Comtesse Louise Julieu de Boisgelin ». Cette affirmation semble suggérée par une note de la Correspondance. Voltaire écrit le même jour à la comtesse pour la remercier ainsi que son « frère », identifié par Besterman à « Charles Marie Jean, known as marquis de Boufflers »(13). Or cette lettre vendue en 2007 avait été proposée en 2004 sur un site de commerce électronique, avec fac-similé, puis soudainement retirée de la vente. C’est sur cette base que Jean-Daniel Candaux, auteur de la recension des « manuscrits en vente » des Cahiers Voltaire (14), a édité la lettre en 2005, soit deux ans avant sa remise en vente. Il propose une identification du destinataire qui semble plus plausible : « Jean de Dieu Raymond de Boisgelin Cucé, archevêque d’Aix » (27 février 1732-22 août 1804). J.-D. Candaux ne justifie pas cette attribution conformément aux principes de son utile recension, qui consiste à reproduire les indications des catalogues de vente sans les commenter. À n’en pas douter, il a su prendre du recul pour inscrire ce document dans une perspective plus vaste. Pour donner du sens à un inédit, il ne suffit en effet pas de consulter les lettres du même jour ; il faut lire celles de la semaine, du mois, de l’année, voire de plusieurs décennies dans les cas les plus extrêmes, de sorte que l’on peut avancer sans paradoxe que l’édition des billets les plus problématiques suppose une connaissance globale du corpus épistolaire. En l’occurrence, nous ne nous trouvions pas confrontés à un cas extrême : il suffisait de changer l’échelle du mois. Si la lettre du 12 juin 1771 semble pointer vers le marquis de Boufflers, Voltaire confie le 20 juillet au duc de Richelieu : « Je suis pourtant aveugle, non pas comme Made Du Deffand, mais il s'en faut très peu. Made de Boisgelin qui m'a vu dans cet état m'a recommandé avec son frère Mr l'archevêque d'Aix à l'oculiste Grandjean. Il serait plaisant qu'un archevêque me rendît la vue » (D17308). Or, la comtesse n’était pas la sœur du prélat mais sa « belle-sœur » ; il est donc probable que le « monsieur votre frère » évoqué dans D17233 soit son beau-frère. On pourra s’étonner de cette confusion qui a induit en erreur Stargadt. S’agit-il d’une méprise de Voltaire sur la parentèle de Mme de Boufflers ou, comme cela semble plus probable, d’une licence stylistique, le terme de « frère » étant plus noble et relevé que celui de « beau-frère » ? L’identification est d’autant plus plausible que Voltaire s’adresse ici à un « monseigneur », titre convenant mieux à un archevêque qu’à un simple marquis, et qu’il rend un hommage appuyé au « mérite » de Jean de Dieu Raymond de Boisgelin de Cucé.

La rectification du destinataire confère à la lettre toute sa valeur littéraire. Elle permet de pleinement savourer la parodie du Nouveau Testament, la parodie étant par essence un « détournement de texte à transformation minimale »(15). José-Michel Moureaux a joliment étudié la parodie voltairienne du christianisme. « La préservation de la lettre [de l’Évangile] s’accompagne d’une perversion sémantique où s’éploient toutes les fantaisies de la déformation ludique : c’est de sujet qu’on change et non de style. Au principe de la parodie, il y a l’application d’un même texte à un objet différent. Ce sujet nouveau, quel qu’il soit, détourne et rabaisse la lettre de l’hypotexte »(16). Les remerciements adressés à l’archevêque pour une banale recommandation médicale se substituent au récit sacré d’une guérison miraculeuse. La formule évangélique prêtée à l’aveugle Bartimée, reproduite sans altération textuelle, se voit par là-même dépossédée de sa signification mystique pour revêtir un sens nouveau, tout à la fois mondain et empreint de badinages : courtoisie, mot d’esprit et jeu littéraire. Ce détournement de la Bible s’avère d’autant plus piquant qu’il est adressé à un archevêque. Grossière provocation de la part de Voltaire ? Le croire serait le sous-estimer. Voltaire appréciait la plume de Jean de Dieu Raymond de Boisgelin de Cucé (17). Il savait que celui-ci n’avait rien d’un dévot et qu’il ne s’offusquerait pas d’une parodie confinant au blasphème. L’archevêque briguait un fauteuil à l’Académie française où il fut élu le 15 janvier 1776 grâce aux voix du parti philosophique. S’il fait en 1771 sa cour à Voltaire en le recommandant à Grandjean, c’est sans doute pour préparer cette élection ou, à tout le moins, pour éviter que le patriarche ne s’y oppose. Il n’ignorait pas que l’hostilité de Voltaire pouvait fermer définitivement à un candidat malheureux les portes de l’Académie. Après la mort du grand homme le 30 mai 1778, l’archevêque de Paris, Christophe de Beaumont, interdit aux Cordeliers de donner un service à la mémoire de Voltaire comme il était d’usage après le décès d’un académicien. L’archevêque d’Aix sauva l’honneur du parti philosophique : il « proposa à l’Académie qui l’accepta, la suppression du service particulier qu’elle faisait à la mort de chaque académicien, et son remplacement par un service collectif annuel » (18). La conclusion de la lettre inédite – « j’ai les yeux fort ouverts quand il s’agit de rendre justice à votre mérite » – doit être prise au sérieux : Voltaire promet de soutenir la carrière littéraire d’un prélat fort peu dévot.

II / Voltaire au Conseil de Montbéliard, 8 octobre 1771.

[description matérielle] Voltaire au [Conseil suprême de Montbéliard], 8 octobre 1771. 4°, 2 pages, 2e page blanche. Lettre de la main de Jean-Louis Wagnière avec signature autographe (« voltaire »). Son numéro d’ordre dans l’édition Besterman devrait être D17394a, étant contemporaine de la lettre D17394. Le catalogue de www.e-manuscrit.com en donne une transcription parfois fautive et le fac-simile intégral, sur la base duquel nous l’éditons (19).

[p. 1] au chateau de ferney 8e. 8bre. 1771 (20)

Messieurs/

Vous savez que par l'accord que vous avez/ bien voulu faire avec moi au nom et avec/ la ratification de Son Altesse Serénissime (21),/ les rentes que je touche par Messieurs/ Meiner et Rosé doivent m'ètre paiées/ sans aucun fraix. je n'ai jamais jusqu'icy/ demandé d'indemnité sur ce qu'il m'en coutait/ pour le change. mais ces sommes devenant/ considérables, Messieurs Rosé et Meiner,/ m'ont mandé que vous trouveriez bon qu'ils/ m'en tinsent compte. vous verrez, Messieurs,/ par le mémoire signé de mon banquier/ de geneve (22) qu'il en a couté depuis le/ [p. 2] mois de Janvier 739£10s. (23) ce qui joint à/ une petite somme de 18£ sur un autre/ banquier nommé Mr. Beaumont, fait/ une perte de 757£ 10s pour neuf/ mois (24)./

J'espère donc que Messss Rosé et Meiner,/ sous votre bon plaisir, me rembourseront/ cette somme, et que d'oresnavant ils me/ bonifieront les fraix ou qu'ils m'enverront/ de l'argent par les voitures publiques./

J'attends sur celà vos ordres./

J'ai l'honneur d'être avec respect/ Messieurs,/ Vôtre très humble et très/ obéissant serviteur [signé] Voltaire


[commentaire] Cette lettre est typique des nombreuses lettres d’affaires échangées entre Voltaire et la régence de Montbéliard. Se méfiant du « pays d’Alcine » où le roi Frédéric II de Prusse menaçait de le retenir contre son gré, Voltaire avait prêté en 1752 une part importante de sa fortune au duc Charles-Eugène de Wurtemberg sous la forme d’un prêt viager.

« Un jour, après la lecture, La Mettrie, qui disait au roi [Frédéric II] tout ce qui lui venait dans la tête, lui dit qu’on était jaloux de ma faveur et de ma fortune. ‘Laissez faire, lui dit le roi, on presse l’orange, et on la jette quand on a avalé le jus’. La Mettrie ne manqua pas de me rendre ce bel apophtegme, digne de Denys de Syracuse.

Je résolus dès lors de mettre en sûreté les pelures de l’orange. Je me gardai bien de mettre ce fonds dans les États de mon Alcine ; je le plaçai avantageusement sur les terres que le duc de Wurtemberg possède en France » (25).

Par-delà sa rentabilité, la sécurité de l’opération financière détermina Voltaire à consentir ce prêt : celui-ci était hypothéqué sur les biens possédés par le duc dans la région de Montbéliard, ce qui donnait loisir au créancier de se retourner contre lui devant le Parlement de Besançon (26). L’affaire fut rentable : « il avança à Charles-Eugène plus de 620.000 livres. Le duc mit vingt-cinq ans à s’acquitter, ce qui permit à Voltaire de toucher 1.360.000 francs de rentes viagères » (27). En particulier (28), il « avait, par le comté de Montbéliard, droit à une rente viagère de 62.000 livres, qui représentait, à 12%, le résultat d’un abandon de 512.000 livres au duc ». Voltaire a bien mérité cet argent. Prodigue et « mauvais payeur » (29), le duc différa avec force arguties et mauvaise volonté le remboursement des échéances. « Nous verrons dans ce dossier la patience inaltérable de Voltaire, la variété infinie avec laquelle il réclama pendant vingt-cinq ans la même chose ; l’astuce élégante du receveur de Colmar le sieur Rosé, et la franchise brutale de l’homme actif qu’était Meiner, le maître de la forge d’Audincourt ; receveur et maître de forges s’entendaient à merveille pour ne pas payer Voltaire, ou du moins pour le payer le plus tard possible » (30). Non contents de ne pas respecter l’échéancier, les deux larrons enfreignaient les conditions du contrat qui stipulaient que Voltaire n’aurait pas à engager de frais pour recouvrer cet argent. À sa demande, l’argent lui était envoyé « par le coche de Berne à Genève » (31). Rosé acquitta cependant les échéances d’octobre 1770 et de janvier 1771 par des lettres de change, sous prétexte que leur acheminement était plus sûr que celui d’espèces (32). Or, non seulement ces billets étaient parfois douteux mais leur recouvrement s’avérait toujours onéreux. Voltaire s’en plaignait le 12 mars 1771 :

« Je vous renvoie, Monsieur, une de vos lettres de change de 74£ 10s sur M. Murtotau, qui a été protestée. Je vous prie de m’en envoyer une autre qui soit payée. Je vous prie encore de considérer qu’il m’en coûte plus de cent francs pour les négociations de vos lettres de change ; et mon marché est fait pour recevoir chez moi sans aucun frais le payement de chaque quartier. Cette stipulation expresse (33) est d’autant plus juste que j’ai prêté à quatre pour cent dans le temps que je pouvais prêter à cinq » (34).

Le 9 avril, Charles Henry Chrétien Rosé sollicitait l’autorisation du conseil de Montbéliard de s’acquitter par des lettres de change tout en défrayant Voltaire des commissions qu’il aurait à subir (35). Le conseil y consentit en exigeant que le bénéficiaire adresse un « état » des « frais qu’il répète » (36). Voltaire accepta ces conditions (37). Le 8 octobre 1771, il écrivait à Charles Henry Chrétien Rosé :

« Je vous envoie, Monsieur, mon reçu et s’il y a quelque lettre de change qui me soit renvoyée je vous la ferai remettre.

Je ne sais plus si c’est vous ou Mr Meiner qui m’avez mandé que vous me tiendrez compte des frais, et que vous y êtes autorisé par Messieurs de la régence de Montbéliard. J’envoie à cette régence la note de mon banquier de Genève Mr Bontems, par laquelle les frais sur vos lettres de change se montent depuis le mois de mars à 563£ 16s » (38).

La lettre inédite est contemporaine de celle-ci. Voltaire y joignait une « note des remises » établie par son banquier genevois le 28 septembre 1771 39). Ces remises d’un montant identique à celui ici indiqué, soit 757£ et 10 sols, correspondent pour l’essentiel aux frais de « port de l’argent » et au « courtage et à la commission de négociation » pour l’endossement des lettres de change. Cette lettre s’inscrit parfaitement dans le lourd dossier du contentieux de Voltaire avec le duc de Wurtemberg. Elle confirme un fait noté par Besterman (40). Aux antipodes de sa réputation d’homme dur et de négociateur âpre en affaires, Voltaire fit preuve d’indulgence à l’égard de son principal créancier. Il accepte ici d’être réglé par le biais d’instruments monétaires moins fiables que les espèces sonnantes et trébuchantes. 

Conclusion

Il est des lettres qui, par leur destinateur, leur destinataire, leur date ou leur valeur symbolique, ont une résonance particulière qui appelle à force interprétations. Tel n’est pas le cas des deux autographes ici édités : ils ne révolutionnent pas l’interprétation de Voltaire. Ils témoignent cependant des difficultés méthodologiques que posent les lettres inconnues à Besterman et des implications de leur édition pour notre compréhension de sa Correspondance. Les obstacles peuvent être de plusieurs ordres :
-obstacles herméneutiques : ignorance du destinateur, du destinataire, du lieu ou de la date, cryptage épistolaire (pseudonymes, abréviations, mots-clés, etc.), allusions obscures, falsifications… Les deux lettres ici proposées au lecteur sont relativement aisées à interpréter. Leur principale difficulté tient à l’anonymat du destinataire, facile à lever pour la seconde et plus délicat pour la première.
-obstacles éditoriaux : pour s’assurer que telle lettre inconnue à Besterman est effectivement inédite, il faut non seulement connaître le corpus mais tous les articles scientifiques et les catalogues de vente, ce qui est quasiment impossible. Aussi nous contentons-nous d’écrire de la seconde lettre qu’elle est apparemment inédite. Le fait qu’un autographe ait été mis en vente à plusieurs reprises ou mal identifié par le vendeur peut en outre induire la recherche en erreur. Il n’est pas rare que des lettres dont Besterman donne des extraits sur la base des catalogues ne forment qu’une seule et même lettre, les marchands d’autographes ayant indiqué des dates erronées (41). En l’occurrence, le catalogue commet une erreur sur le destinataire, qui aurait été difficile à rectifier s’il n’avait donné que des extraits de la lettre.
-obstacle méthodologique en forme de diallèle : l’éditeur tend à s’appuyer sur sa connaissance de Bestermanalors que celui-ci n’aurait pas annoté les lettres de la même manière s’il avait eu connaissance des inédits. Tel est notamment le problème que pose la lettre à l’archevêque d’Aix, les notes de D17233 ayant brouillé l’identité du destinataire.

Quant aux implications de l’édition de ces deux lettres pour notre connaissance du corpus épistolaire, elles sont diamétralement opposées. La seconde lettre s’imbrique dans la Correspondance définitive comme la pièce manquante d’un puzzle, comblant une lacune, corroborant les documents déjà édités et approfondissant leur interprétation sans la rectifier d’un iota. Elle complète ainsi heureusement la Correspondance. La première tend plutôt à la corriger. La publication d’inédits n’est donc pas seulement l’occasion de compléter mais également de rectifier le corpus épistolaire.

 


(1) H. Beaune, Voltaire au collège, Paris, 1876, p. I.

(2) Ch. Mervaud, Voltaire en toutes lettres, Paris, Bordas, 1991, p. 147.

(3) A. Magnan, art. « Correspondance », Inventaire Voltaire, dir. J. Goulemot, A. Magnan et D. Masseau, Paris, Gallimard, 1995, p. 329. Cette inflation s’explique par la découverte de nombreuses lettres mais aussi par le parti-pris de Besterman qui a justement choisi d’éditer toute la correspondance passive de Voltaire alors qu’on avait coutume depuis l’édition de Kehl de publier les seules lettres que lui avait adressées les souverains.

(4) F. Deloffre, art. « Correspondance », Dictionnaire général de Voltaire, dir. R. Trousson et J. Vercruysse, Paris, Honoré Champion, 2003, p. 253.

(5)Autographen Auktion, J. A. Stargardt, 26/27 Juni 2007, p. 128-129, lot n° 303.

(6) « Seigneur, que je recouvre la vue ! » : Marc, 10, 51.

(7) D17178, Voltaire à Louise Julie de Boufflers, 7 mai 1771.

(8) J. Bréant et R. Roche, L’envers du roi Voltaire (Quatre-vingts ans de la vie d’un mourant), Paris, Nizet, 1989, p. 101-111, « Voltaire Quinze-Vingts » : « Tel est Voltaire : Familier de la redoutable ophtalmie
des neiges ; porteur de blépharite ciliaire récidivante ;
sujet à des orgelets, à des conjonctivites ; alternativement aveugle, borgne et voyant ; à l’occasion tout-à-fait Quinze-Vingts » (p. 111).

(9) D 17203, à [Anne Robert Jacques Turgot], 22 mai 1771 ; D17240, à Maria Anna Louisa Jablonowska, princesse de Talmont, 15 juin 1771 ; D 17249, à
François Louis Allamand, 17 juin 1771.

(10) Voir C. Mervaud, Voltaire à table. Plaisir du corps, plaisir de l’esprit, Paris, Desjonquères, 1998, c. Voltaire, « Convivialité et commensalité voltairiennes », p. 95-108.

(11) Voir G. Pellier de Quengsy (fils), Précis ou cours d’opérations sur la chirurgie des yeux, Paris, 1788, p. 357 sqq. Henry Grandjean et son frère avaient amélioré
la méthode du célèbre Jacques Daviel (1696-1872).

(12) D17770, Voltaire à Mme du Deffand, 5 juin 1772. Mme du Deffand était réellement aveugle.

(13) D17233, note 1.

(14) J.-D. Candaux, « Manuscrits en vente en 2004 », Cahiers Voltaire, 4, 2005, p. 297.

(15) G. Genette, Palimpsestes, Paris, Seuil, 1982, p. 33, que nous citons d’après J.M. Moureaux (voir la note suivante).

(16) Voir le bel article de José-Michel Moureaux, « Voltaire apôtre. De la parodie au mimétisme », Poétique 66 (avril 1986), p. 159-177, ici p. 166. Nous suivons ses analyses dans les lignes suivantes.

(17) D13975, Voltaire à Louis Bruno de Boisgelin, comte de Cucé, 20 février 1767 : « Ce que vous m’avez envoyé, Monsieur, m’a mortellement ennuyé. Voilà tout ce que je peux vous en dire ; je n’aime pas les phrases. Vous avez un frère [le futur archevêque] qui m’a accoutumé
au bon »

(18) Voir la notice qui lui est consacrée sur le site de l’Académie française : www

(19) 1,2

(20) La lettre porte en haut à gauche une mention d’endossement : « Prés[enté]: le 12 d’8bre /1771 » et, probablement de la main d’un libraire, la cote « 68 » et le nom du destinateur, « Voltaire ».

(21) Le duc Charles-Eugène de Wurtemberg.

(22) Le banquier L. Bontems dans deux mémoires datés du 28 septembre 1771 : voir D17394 et D.app.350.

(23) Le premier symbole monétaire, £, est celui de la livre tournois, le s étant celui du sol.

(24) Selon les mémoires de L. Bontems, Voltaire avait encouru 175£14s6d de « pertes et frais » pour recouvrir les sommes dues par Meiner et 563£16s de « pertes et frais » pour celles dues par Rosé, soit 739£10s6d, somme qui ajoutée aux 18£ mentionnées dans cette lettre correspondent au montant ici indiqué, Voltaire arrondissant les 6 deniers.

(25) Voltaire, Mémoires, Œuvres complètes, éd. Moland, t. 1, p. 37-38.

(26) Voir D.app.120. Cf. R. Pomeau et Ch. Mervaud, De la cour au jardin. 1750-1759, Oxford, Voltaire Foundation, 1991, p. 101 : « Le capital est garanti par une hypothèque sur le comté de Montbéliard, enclave dans le royaume de France qui appartient au duc ». Les terres de Montbéliard étaient passées par mariage entre les mains des Wurtemberg depuis 1397.

(27) H. Roujon, « Préface », F. Rossel, Autour d’un prêt hypothécaire. Voltaire créancier du Wurtemberg, Paris, 1909, p. VII-VIII. Selon F. Rossel, « Voltaire toucha cette rente à 12% pendant vingt-cinq ans, ce qui, sans compter les intérêts, lui rapporta en rentes 300% de son capital, soit le capital lui-même en 200% d’intérêts. (…) Mais il faut réfléchir que si Voltaire avait prêté simplement le même capital qu’il aliéna, pendant le même temps, à 5%, en composant les intérêts, il en aurait retiré 239% au lieu des 200% qu’il en retira en réalité. Il ne fit donc pas, somme toute, une affaire tellement extraordinaire » (p. 6).

(28) F. Rossel, Autour d’un prêt hypothécaire, p. 5.

(29) R. Pomeau et Ch. Mervaud, De la cour au jardin. 1750-1759, p. 141.

(30) F. Rossel, Autour d’un prêt hypotécaire, p. 4-5.

(31) D16125, Voltaire à Charles Henry Chrétien Rosé, 31 janvier 1770.

(32) D17130, Charles Henry Chrétien Rosé au conseil suprême de Montbéliard, 9 avril 1771.

(33) Voir D. app.120, II et IV

(34) D17074, Voltaire à Charles Henry Chrétien Rosé, 12 mars 1771 : c’est nous qui soulignons.

(35) D17130, Charles Henry Chrétien Rosé au conseil suprême de Montbéliard, 9 avril 1771.

(36) D17145, le Conseil de Montbéliard à Charles Henry Chrétien Rosé, 17 avril 1771.

(37) D17154, Voltaire à Charles Henry Chrétien Rosé, 26 avril 1771.

(38) D17394, Voltaire à à Charles Henry Chrétien Rosé, 8 octobre 1771.

(39) D.app.349, Voltaire’s Wurtemberg annuities, September 1771.

(40) D.app.120.

(41) Voir Ch. Mervaud et Ch. Paillard, « Quelques lettres autour du théâtre de Voltaire », Revue Voltaire, 7, 2007, p. 313-339. Les lettres D4790 et D5198 ne sont qu’une seule lettre ; il convient d’annuler la lettre D4790.



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© IMV Genève | 03.10.2007