La revue électronique de l'Institut et Musée Voltaire
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Mezzo voce : la voix de la tragédie française
à la fin du XVIIIe siècle

 

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Par François Jacob

Nous présentons aujourd’hui le texte prononcé par M. François Jacob lors de la journée d’étude sur la tragédie française organisée par l’Université de Franche-Comté et le Centre Jacques Petit le jeudi 10 juin dernier, à la salle Préclin, à Besançon.

La tragédie comme la comédie nécessitent, si l’on en croit Rémond de Sainte Albine, une voix sonore, puissante, susceptible, aux deux sens du terme, de se faire entendre : « Nous trouverions ridicule que, pour jouer soit la tragédie, soit la comédie, on se présentât au théâtre sans avoir un organe convenable, qu’on se flattât, sans voix, de s’y faire entendre, et qu’on prétendît nous réduire à ouvrir les oreilles pour écouter des muets… » (1) Cet avertissement, qui date de 1747, ouvre une période d’intense réflexion sur ce qu’il conviendrait d’appeler une typologie des voix au théâtre, réflexion qui va traverser toute la fin du siècle et s’achever avec la tragédie elle-même, au milieu du siècle suivant.
Car c’est sur l’art de la tragédie que se cristallisent les principales remarques des observateurs. Rien d’étonnant à cela, eu égard aux timbres évidemment différents, voire dissonants de Melpomène et de Momus. Rémond de Sainte Albine est sur ce point parfaitement clair : « Les acteurs comiques ont besoin principalement d’une voix légère et flexible… Les acteurs tragiques en ont besoin d’une qui soit forte, majestueuse et pathétique. » (2) Or c’est sur cette définition d’une voix « forte, majestueuse et pathétique » et sur les implications artistiques d’une telle affirmation que nous pouvons nous arrêter un instant. Quelques questions méritent en effet d’être posées. La fin du siècle confirmera-t-elle ce choix d’une tragédie appelée à favoriser les acteurs dotés d’un organe « sonore » ? Le contexte politique très changeant et l’accélération de l’histoire comme de l’histoire du théâtre, après 1789, auront-ils une influence déterminante sur la manière de « dire » la tragédie ? Dans quelle mesure les principes théoriques qui soutiennent le jeu des comédiens (art de la déclamation ou de la diction, imitation de certains modèles, prise en compte des modifications architecturales qui accompagnent la refonte de la scène théâtrale) s’en trouveront-ils bouleversés ?

Revenons, pour commencer, à Rémond de Sainte Albine. Il est des acteurs, nous dit-il, qui, « en criant et en s’agitant beaucoup, s’efforcent de remplacer par une chaleur factice le feu naturel qui leur manque. » Les plus dangereux sont toutefois ceux « à qui la faiblesse de leur constitution ou de leurs organes ne permet pas d’user de cette ressource » et qui, « ne pouvant entreprendre d’en imposer à nos sens, se flattent d’en imposer à notre esprit » et soutiennent « que le feu chez les gens de leur art est plutôt un défaut qu’une perfection. » La conclusion de Rémond de Sainte Albine s’impose d’elle-même : « Les uns sont de faux monnayeurs qui nous donnent du cuivre pour de l’or ; les autres, des fous qui prétendent nous persuader que les frimas sont des beautés de la nature, parce qu’elle couvre de neige pendant la plus grande partie de l’année le pays qu’ils habitent. » (3) Si l’art du comédien permet les modulations exigées par le rôle qui est le sien, la clarté de son organe et sa sonorité n’en restent donc pas moins d’indispensables prérequis. Ils sont le socle incontournable sur lequel s’élabore ou se construit l’expression tragique.
C’est apparemment le même refrain, mais en vers cette fois, qui prévaut chez Dorat, dans son poème de la Déclamation :

Pour nous rendre les traits d’Adonis ou d’Alcide,
Le genre de vos voix peut vous servir de guide.
Des sons frêles et doux seraient choquants et faux,
Dans la bouche du Dieu qui règne sur les flots :
Ces organes sont faits pour briller dans des fêtes.
C’est d’un ton foudroyant que l’on parle aux tempêtes.
Quand les vents déchaînés mugissent une fois,
Ils ne s’apaisent point avec des ports de voix ;
Et Jupiter lui-même, armé de son tonnerre,
Se verrait, dans sa gloire, insulté du Parterre,
S’il venait, s’annonçant par un timbre argentin,
Prononcer en fausset les arrêts du Destin.
(4)

Même refrain donc, mais à un détail près : c’est que les faussets en question ne sont pas ici ceux de la tragédie, mais ceux de l’opéra. Des remarques similaires peuvent être relevées, bien entendu, dans le chant I consacré au cothurne : mais force est de constater qu’elles n’apparaissent que de manière ponctuelle. Elles sont bien loin de produire ce martèlement, cette insistance caractéristiques du chant III, dont le passage cité donne un exemple. Alors qu’est-ce à dire ? Que s’est-il passé durant les vingt ans qui séparent l’ouvrage de Rémond de Sainte Albine de la publication de la Déclamation ? L’absence d’insistance de Dorat sur le genre de voix qui conviendrait à la tragédie lui est-elle propre ou témoigne t-elle d’une véritable tendance ? Plusieurs phénomènes viennent tout de suite à l’esprit, qui pourraient être mis en avant : la Querelle des Bouffons a d’abord permis, durant toute la décennie 1750, d’affirmer certains principes théoriques certes propres au langage musical mais dont l’art de la déclamation peut s’être nourri ; les révolutions scéniques mises en pratique par les meilleurs comédiens du moment, au premier rang desquels Mlle Clairon, ou théorisées par plusieurs auteurs, notamment Diderot, ont ensuite créé des zones de turbulences dont la scène tragique épouse sans doute les vibrations ; la transformation même des salles, nous allons le voir, joue enfin un rôle fondamental dans ce qui peut apparaître, à première vue, comme un réel amollissement de la voix tragique.
Et puis, Dorat a entendu Lekain. Le poème de la Déclamation paraît au moment où le célèbre acteur connaît ses plus grands triomphes. Il n’est que de songer, pour prendre ce seul exemple, à l’accueil qui lui est réservé, le 29 octobre 1769, à Paris : « Il y a eu hier un grand concours à la Comédie-Française, à cause de la rentrée du sieur Lekain qui était allé aux eaux pour le rétablissement de sa santé. Il a joué dans l’Orphelin de la Chine. On ne saurait rendre les transports indicibles du public en revoyant cet acteur qu’on regarde comme le premier de la scène, malgré son défaut d’organe, sa figure ignoble, et son jeu souvent trop forcé. » (5) Ce « défaut d’organe » semble être le trait le plus caractéristique de Lekain, plus encore que sa laideur, pourtant relevée par les chroniqueurs : Voltaire y insiste beaucoup quelques mois avant la création de l’Orphelin de la Chine, en avril 1755. Le comédien vient de lui rendre visite aux Délices, afin de répéter la pièce, répétition abondamment commentée par le patriarche dans sa correspondance avec d’Argental : « Lekain réussira beaucoup dans le rôle de Gengis aux derniers actes, mais je doute que les premiers lui fassent honneur ; ce qui n’est que noble et fier, ce qui ne demande qu’une voix sonore et assurée, périt absolument dans sa bouche ; ses organes ne se déploient que dans la passion ; il doit avoir joué fort mal Catilina ; quand il s’agira de Gengis, je me flatte que vous voudrez bien le faire souvenir que le premier mérite d’un acteur est de se faire entendre. » (6) La création de la pièce, qui intervient le 26 août de la même année, confirme apparemment ce sombre pronostic. Mme Denis écrit ainsi à Collini que, si le succès de la pièce lui a certes « rendu un peu de joie », elle n’en est pas moins « désespérée » de trente lettres qu’elle a reçues et qui ont toutes confirmé que « Lekain a mal joué et qu’on n’a pas entendu un mot de ce qu’il a dit. » (7) Le même jour, Voltaire écrit au duc de Richelieu que « Lekain n’a pas été entendu » et qu’il est « fort propre pour les rôles muets. » (8) Quelques mois plus tard, le 8 octobre très exactement, Voltaire revient à la charge et évoque avec Mlle Clairon la dernière scène du quatrième acte : « je suis persuadé que cette scène serait assez bien reçue, surtout si vous vouliez réchauffer le vieux mandarin par quelques caresses dont les gens de notre âge ont besoin, et l’engager à faire, dans cette occasion un petit effort de mémoire et de poitrine. » (9)
Si Lekain constitue l’exemple le plus exceptionnel d’un comédien dont l’organe semble insuffisamment développé pour répondre aux exigences des grands rôles tragiques mais qui, malgré tout, s’impose, il n’est toutefois pas le seul. Il n’est, pour s’en convaincre, que de se rappeler les débuts de Larive, jeune prodige révélé, et éduqué, par Mlle Clairon, et dont l’apparition sur la scène de la Comédie-Française, en décembre 1770, ne suscite guère d’enthousiasme. Le futur créateur du rôle de Zamore bénéficiait pourtant d’un intéressant « effet d’annonce » : « Le public, imbu depuis longtemps de ce début, s’y était porté en foule. Le goût particulier que la Dlle Clairon avait pris pour lui, et ses soins pour le former, en avaient fait concevoir la plus haute opinion. » Hélas, « ce sujet n’a pas répondu à l’attente générale. » Suit une description des faiblesses de l’apprenti comédien au sein desquelles apparaît, avant toute chose, le manque de voix : « Il a toutes les qualités extérieures ; mais sa voix est sourde et, soit défaut d’organe, soit timidité, ne sortait point du tout. Il a rendu assez bien quelques morceaux de déclamation, talent qu’on acquiert par une grande étude et les leçons des bons modèles ; mais il a paru manquer de chaleur, et a raté tous les endroits de sentiments. Il n’a point d’entrailles. » La conclusion du commentateur tombe comme un couperet : « Il pourra, avec de l’art, être un acteur brillant ; mais il n’aura jamais ces élans de genre que saisissent les spectateurs dans la Dlle Dumesnil et le sieur Lekain. » (10) La suite est pourtant connue : non seulement Larive s’impose comme le digne successeur de Lekain, mais c’est à lui que les « Noirs » de la Comédie-Française font appel, en 1790, pour tenter de contrecarrer la gloire montante du plus « rouge » de leurs camarades, un certain Talma.
Les exemples se succèdent qui montrent que, si la sonorité de la voix est toujours requise par les commentateurs, dès lors qu’il s’agit d’interpréter la tragédie, elle laisse néanmoins de plus en plus souvent place, sur la scène même de la Comédie-Française, à des effets d’assourdissement, voire de retenue vocale. Mlle d’Oligny, qui débute en juillet 1765 dans le rôle de Junie, est dans ce cas : « Son air timide et embarrassé, sa voix entrecoupée et sortant à peine allait assez bien au début du rôle qui doit être très modeste : mais son peu d’habitude et son organe mal ménagé lui ont fait manquer tout le reste. » (11) Brizard, qui interprète le rôle du pontife dans la tragédie des Brames, en décembre 1783, se fait de même difficilement entendre. Seul Talma, qui débute en décembre 1787, et dont le chroniqueur des Mémoires secrets rappelle qu’il est le premier élève connu de la toute nouvelle École de déclamation, semble échapper à cette mouvance : « il a eu du succès dans le tragique et dans le comique : il joint aux dons naturels une figure agréable, une voix sonore et sensible, une prononciation pure et distincte ; il sent et fait sentir l’harmonie des vers. » (12) C’est pourtant grâce au choix du rôle de Charles IX, qu’il préfère, en novembre 1789, à celui d’Henri de Navarre, qu’il obtient son plus grand succès – rôle précisément voué à une forme d’introspection ou d’introversion peu propices au déploiement d’effets sonores.
Parmi les phénomènes qui accompagnent, à défaut de véritablement l’expliquer, cette atténuation probable du volume sonore des « récitations » tragiques, figure la transformation des salles de théâtre, et principalement de celle de la Comédie-Française, qui se passe en trois étapes. C’est d’abord en 1759 qu’à l’instigation du comte de Lauragais, les petit maîtres quittent la scène, où ils régnaient depuis le milieu du XVIIe siècle avec leurs chiens et poursuivaient parfois leurs conversations : la scène est connue de l’ombre empêchée, dans la tragédie de Sémiramis, de remplir son office. Une deuxième étape, plus importante encore, est le changement de salle qui survient à la rentrée de 1770. Les Comédiens-Français jouaient depuis 1689 dans la salle de l’ancien Jeu de Paume de l’Étoile, dans la rue Neuve des Fossés St Germain des Prés (actuellement rue de l’Ancienne Comédie) : or si l’ancienne salle était en son temps –osons cet anachronisme- révolutionnaire, en ce qu’elle se présentait sous forme de demi-ellipse et modifiait en conséquence les données acoustiques de la représentation, la nouvelle salle va plus loin encore, et modifie les relations des comédiens et du public. Troisième date enfin : 1782, avec l’introduction d’une nouvelle forme d’éclairage. Les quinquets se substituent aux bougies, comme les bougies s’étaient elles-mêmes substituées aux chandelles de suif, en 1720. Le compte rendu qu’en donnent les Mémoires secrets le 14 mars n’incite pourtant guère à l’optimisme : « Les Comédiens-Français ont enfin commencé hier à essayer leur nouvelle salle, illuminée d’une manière particulière. Il paraît que cette répétition n’a pas eu grand succès. On confirme que la voix dans la comédie parlée s’y fera difficilement entendre ou, pour mieux dire, qu’elle sera perdue pour le grand nombre des spectateurs… » (13) Autrement dit, les interprètes des rôles tragiques se feront toujours comprendre, parce que leurs rôles nécessitent qu’ils aient, pour reprendre l’expression de Rémond de Sainte Albine, la voix « forte, majestueuse et pathétique », contrairement à ceux qui, versés dans la comédie, devront préférer la souplesse à l’ampleur, la finesse à la force. Or l’effet est loin de suivre la prédiction. Les salles, après 1782, sont beaucoup moins bruyantes qu’elles ne l’étaient du temps de Lekain : la raison principale en est l’installation de bancs au parterre, qui, outre qu’ils diminuent sensiblement le nombre de spectateurs, modifient la nature des échanges entre la scène et la salle. La tragédie n’est du reste pas le seul genre affecté par des changements de salle : on se souvient par exemple de la fusion des Italiens et de l’opéra comique qui, au-delà des interrogations théoriques sur le genre de tel ou tel spectacle, imposait avant tout des questions techniques sur la portée de la voix. C’est ainsi qu’on convient, en février 1762, que se font jour, à l’issue de cette fusion, d’importants problèmes de débit sonore ; on est de même obligé, en avril 1763, d’engager des travaux dans la salle des Machines, aux Tuileries, afin d’en « diminuer l’étendue, qui était un des principaux obstacles à la voix. » (14) Bref, c’est toute la période qui, à intervalles réguliers, se préoccupe de l’adéquation de la voix à l’espace de jeu – et principalement du jeu tragique.
Cette série de questions très concrètes est comme sous-tendue par deux questionnements théoriques qui courent et, contrairement à la voix sur la scène tragique, s’amplifient dans la deuxième moitié du dix-huitième siècle. La première est relative au jeu même du comédien, à la nature exacte de son intervention dans la construction de l’illusion théâtrale : il suffit de rappeler, sans insister, que le Paradoxe sur le comédien est rédigé en 1773. La seconde a trait aux rapports de la déclamation et de la musique, vieux serpent de mer des traités de poétique du dix-huitième siècle et qui refait d’autant plus surface après 1760 qu’il se nourrit des développements de Rousseau sur le statut et les origines de la langue articulée. Le vers tragique était-il chanté chez les anciens ? La déclamation était-elle notée ? Si oui, les notes pouvaient-elles rendre compte des sentiments exprimés ? Autant de questions traitées et discutées par Condillac, Du Bos, Rémond de Sainte Albine et Riccoboni et qui, si elles s’effacent quelque peu devant l’urgence de certaines réalisations pratiques ou d’impératifs politiques, n’en subsistent pas moins, dans tous les esprits, en évidente toile de fond. D’Hannetaire, fils naturel de l’architecte Servandoni, s’oppose d’ailleurs aux principes développés par Rémond de Sainte Albine, trop rigides selon lui, s’agissant précisément de la qualité des « organes ». L’auteur des Observations sur l’art du comédien préfère aux voix « fortes, majestueuses et pathétiques » celles qui, indépendamment de leur timbre ou de leur étendue, cultivent l’art de « conserver toujours le medium. » (15) L’acteur qui travaille dans le medium sera en effet toujours juste, parce qu’il combinera les exigences physiques de son organe à une pratique artistique qui lui donnera le ton adéquat. C’est précisément, selon Molé, le secret de la réussite de Lekain, dont on se souvient qu’à l’instar de certains des plus grands comédiens des Lumières, il avait la voix faible : « On lui reprocha, dans le ton de ses débuts, d’avoir la voix sourde et les sons déchirés ; c’était déchirants qu’il fallait dire et, quant au corps de sa voix, jamais effectivement elle ne fut sonore à un certain point, mais au moins en possédait-il le medium, avantage si difficile à acquérir, avantage si précieux, si indispensable que, sans le medium de la voix, point de vérité, point d’illusion, point de talent du premier ordre, points de droits au souvenir de la postérité. Ce serait un peintre qui couvrirait son dessin de couleurs toutes fausses, qu’un acteur qui couvrirait son parler d’une voix factice prise, ou dans le haut, ou dans le bas de son organe. » Lekain est précisément, si l’on en croit Molé, celui dont la pratique artistique rompt avec l’hégémonie des belles voix au profit, si l’on peut dire, des voix justes : « Riche, dès le début, du medium de sa voix, celle de Lekain était dépourvue du mordant flatteur qui caresse l’oreille et ce défaut lui aliéna d’autant plus les spectateurs qu’il succédait dans beaucoup de rôles à Dufresne, qui avait dû ses grands succès principalement à la beauté de sa figure et à celle de son organe, dont il abusait par un chant mesuré, reste de l’ancienne manière de déclamer… » (16)
Samson, au milieu du dix-neuvième siècle, réaffirme cette prééminence nécessaire du medium de la voix, lequel évite notamment à l’acteur de devoir crier pour se faire entendre :

Sans le medium, point de talent réel…
Seul le medium plaît, touche, pénètre, enflamme.
(17)

C’est en effet dans le medium, et là seulement, que le comédien trouve le « naturel » de l’expression. Talma lui-même en était convaincu, qui « le recommandait…dans les larmes. » (18)
Il serait intéressant, en fin de parcours, de se demander si les problématiques politiques développées dans la tragédie sous la Révolution ne masquent pas un questionnement plus technique, questionnement d’autant plus intéressant qu’il viendrait conclure, en quelque sorte, les débats en cours. La rivalité d’un Talma et d’un Larive, au temps de la querelle des Rouges et des Noirs, doit-elle être ainsi lue sous le seul angle d’une adhésion ou d’une opposition aux idéaux révolutionnaires ? Qu’en est-il de l’art de la déclamation jadis professé par Dorat et dont la célèbre École qui a formé Talma s’efforce de diffuser les principes ? Quels liens la diction tragique entretient-elle avec des modes d’écriture ou des genres voisins ? (19) Autant de questions qui montrent combien reste à écrire ce qu’il conviendrait de nommer une « Pratique du vers tragique » au dix-huitième siècle –travail d’autant plus intéressant qu’il permettrait d’expliquer le succès d’œuvres aujourd’hui oubliées des historiens mêmes de la littérature et de redessiner, de manière plus juste, les contours de notre histoire littéraire.

 

(1) Rémond de Sainte Albine, Le Comédien, ouvrage divisé en deux parties, dans Mémoires de Molé, précédés d’une notice sur cet acteur, par M. Étienne, collection des mémoires sur l’art dramatique, Paris, 1825, p. 173.

(2) Ibid., p. 174.

(3) Ibid., p. 124.

(4) Dorat, La Déclamation théâtrale, poème didactique en trois chants, précédés d’un discours, Paris, 1766, chant III, p. 105-106.

(5) Bachaumont, Mémoires secrets, 29 octobre 1769, Londres, 1783-1789, tome IV, p. 325.

(6) Voltaire à d’Argental, Genève, 2 avril 1755, Correspondance définitive, dans Voltaire, Œuvres complètes, tomes 85-135, Genève puis Banbury, Oxford, 1968-1977, D6229. Nous citerons toujours cette édition de référence.

(7) Mme Denis à Collini, Genève, 26 août 1755, D6443.

(8) Voltaire à Louis François Armand du Plessis, duc de Richelieu, Genève, 26 août [1755], D6445.

(9) Voltaire à Mlle Clairon, Genève, 8 octobre 1755, D6531.

(10) Bachaumont, Mémoires secrets, 3 décembre 1770, tome XIX, p. 244.

(11) Bachaumont, Mémoires secrets, 24 juillet 1765, tome XVI, p. 290.

(12) Bachaumont, Mémoires secrets, 2 décembre 1787, tome XXXVI, p. 245.

(13) Bachaumont, Mémoires secrets, 14 mars 1782, tome XX, p. 123.

(14) Bachaumont, Mémoires secrets, 16 avril 1763, tome I, p. 206.

(15) D’Hannetaire, Observations sur l’art du comédien, 4e et dernière édition, Paris, 1800, lettre III, p. 58.

(16) Mémoires de Molé, op. cit., p. 47.

(17) Samson, L’Art théâtral, Paris, Dentu, 1865, p. 31. Également cité par Anna Raitière dans L’art de l’acteur selon Dorat et Samson, Genève, Droz, 1959, p. 85.

(18) Anna Raitière, op. cit., p. 86.

(19) Il n’est que de songer, pour illustrer cette question, à la manière dont les Mémoires de Bachaumont rendent compte de la séance publique du 15 mai 1786, à l’Académie Française, séance au cours de laquelle Delille lit sa traduction du quatrième chant de l’Énéide : « On sait que le chant en question est surtout en sentiment, qu’il en est la partie essentielle, et que le poète semble s’y être oublié pour n’y laisser dominer que le langage touchant de la passion tendre de l’infortunée Didon : pourquoi donc M. l’abbé Delille, les yeux étincelants, et précipitant sa voix rauque, a-t-il débité ses vers avec tout l’emportement d’un poète forcené, au point que ne pouvant soutenir ces élans d’énergumène, il a été obligé de se reposer ? » Le chroniqueur lance au poète un avertissement sans frais : « On ignore s’il se propose de […] traduire [l’Énéide] toute entière, mais on peut lui prédire d’avance qu’il ne sera pas lu, s’il veut avoir ainsi toujours à la bouche les éclats bruyants de la trompette. » (Mémoires secrets, 19 mai 1786, tome XXII, p. 243).



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© IMV Genève | 19.07.2010