La revue électronique de l'Institut et Musée Voltaire
ISSN 1660-7643
       
         
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Éditée par François Jacob et Anaïs Meudic

    
       

 

     
 

 

Nous présentons aujourd’hui la pièce cotée MS CC 206 qui a été acquise par la Bibliothèque de Genève pour le compte du Musée Voltaire auprès de la galerie Thomas Vincent, en 2015. Il s’agit d’une lettre autographe signée de 2 pages ½ in-4°, envoyée par Mme Denis à Jacques de Rochefort d'Ally, depuis Ferney, le 26 septembre [1770]. La lettre est bien conservée, mais légèrement altérée au niveau de l’encre, qui a migré à travers le papier. Nous la présentons en orthographe modernisée puis dans sa version originale.

Mme Denis y évoque la jeune épouse de Rochefort d’Ally, Jeanne-Louise, née Pavée de Provenchères, que Voltaire surnomme affectueusement « Mme Dix-huit ans » : son mari, né en 1738, est quant à lui d’un âge canonique puisqu’il n’a, au moment de la rédaction de cette lettre, pas moins de trente-deux ans.

 

Il s’agit avant tout, dans cette lettre, d’évoquer le passage de d'Alembert et Condorcet qui, pour la plus grande satisfaction de Voltaire, se trouvent à Ferney. D'Alembert, dépressif, avait en effet accepté l’idée d’un voyage en Italie avec Condorcet : leur périple s’achèvera toutefois en Provence, où ils subsisteront quelque temps grâce à une somme envoyée par Frédéric II de Prusse. Ce passage de D’Alembert à Ferney est important pour au moins deux raisons. D’une part, Voltaire espère toujours pouvoir, à cette date, fédérer une armée philosophique susceptible d’« écraser l’Infâme » : or D’Alembert a le double avantage de ne pas militer en faveur de l’athéisme, comme le fait Diderot, et de conserver avec Ferney des liens privilégiés. D’autre part, la période « dépressive » de D’Alembert ne peut-elle toucher un Voltaire dont on oublie qu’il a, lui aussi, connu des périodes « noires », la plus récente étant celle de l’absence prolongée de Mme Denis ?

Mme de Rochefort entre par ailleurs dans la liste de ces jeunes femmes qui agrémentent de leur vitalité le château de Ferney : Belle et Bonne et la petite Corneille en seront, comme on le sait, les figures principales. La formule finale de la présente lettre n’est pas, en cela, ou pas seulement, une formule de politesse : les Rochefort sont réellement bien vus, et bienvenus, à Ferney.

 

Ce 26 septembre, de Ferney

Je viens, Monsieur, de lire une lettre de Mme de Rochefort1 qui est charmante. Elle est aussi bonne à lire et à entendre qu’à voir2. Vous croyez peut-être que, parce que je n’ai pas eu l’honneur de vous écrire depuis mon arrivée ici3, je ne me suis pas assez occupée de vous et d’elle. Vous me feriez une grande injustice si vous pensiez ainsi. Je suis une paresseuse4, je le sais, mais j’aime mes amis de tout mon cœur. Je me fais un plaisir extrême d’imaginer que nous allons vous posséder. Monsieur d’Alembert est ici depuis quatre jours avec le marquis de Condorcet5. Mon oncle a été enchanté de le revoir. Ils sont bien tous ensemble. Il ne peut nous donner que quinze jours6. Nous trouverons ce terme bien court. Sa santé n’est point mauvaise : le voyage lui fait assez de bien. Cependant, il n’ira pas en Italie, il bornera sa course aux provinces méridionales qu’il compte parcourir pour y voir quelques amis. Selon toute apparence, vous l’aurez à Paris dans le mois de décembre, mais j’espère bien que nous vous aurons avec Mme la Marquise de Rochefort incessamment ici7. Soyez sûr de l’extrême plaisir que vous ferez tous deux à l’oncle et à la nièce. Nous vous recevrons de notre mieux, mais jamais aussi bien que nous le souhaiterions. Conservez-moi un peu d’amitié, Monsieur et Madame, et ne doutez jamais des tendres sentiments avec lesquels j’ai l’honneur d’être, Monsieur, votre très humble et très obéïssante servante.
Denis

 

                                         Ce 26 7bre de fernex

je viens Monsieur de lire une lettre de / Mme de rochefort qui est charmente8 elle / est aussi bonne a lire et a entendre qu’a / voir. vous croiez peut etre que par ce que / je n’ai pas eu l’honneur de vous ecrire depuis / mon arrivée ici, je ne me suis pas assez / occupée de vous et delle. vous me feriez une / grande injustice si vous pensiez ainsi. je / suis une paresseuse. je le scais. mais jaime / mes amis de tout mon cœur. je me fais / un plaisir extreme dimaginer que nous / allons vous posseder. Mr dalamber est ici // depuis quatre jours avec le marquis de / condorcé. Mon oncle a été enchanté de / le revoir. ils sont bien tous ensemble. il / ne peut nous donner que quinze jours. nous / trouverons ce terme bien court. Sa santé n’est / pas mauvaise. le voiage lui fait assez de bien / cependant il n’ira pas en italie il bornera / sa cource aux provinces meridionales quil / compte parcourir pour y voir quel ques / amis. Selon toute apparence vous laurez / a paris dans le mois de decembre mais / jespere bien que nous vous aurons avec / Madame la marquise de rochefort incessament / ici, soiez sur de lextreme plaisir que vous // ferez tous deux a loncle et a la niece. nous/ vous receverons de notre mieux mais jamais / aussi bien que nous le souaiterions. conservez / moi unpeu damitié Monsieur et Madame et / ne doutez jamais des tendres sentimens avec / lesquels jai lhonneur detre Monsieur / Votre tres humble et tres obbeissente9 servante /
Denis

 


1 Cette lettre ne semble pas avoir été conservée.

2 La formule est volontairement ambiguë. La lettre devient le métonyme parfait de la marquise : toutes deux sont bonnes à lire ou à entendre qu’à voir. On n’est pas plus galante.

3 Il est peu probable que Mme Denis se réfère à sa première arrivée à Ferney, en 1760, ce qui donnerait dix ans pleins à sa paresse d’écrire. Plus probable est la date de novembre 1769, moment du retour de la nièce prodigue au château de son oncle.

4 Formule empruntée à son oncle qui, dans sa correspondance, se dit souvent « paresseux » : « J’aime mieux vous dire, écrit-il ainsi au marquis d’Argenson, que je suis un vieux paresseux qui vous est attaché avec le plus tendre respect » (14 décembre 1770, D16822).

5 D’Alembert quitte Paris le 16 septembre (D16649). D’après Mme Denis, il serait arrivé le 22 (« depuis quatre jours »). Voltaire confirme sa présence et celle de Condorcet à d’Argental le 26, jour supposé de la rédaction de notre lettre : « J’ai ici pour consolation M. d’Alembert et M. le marquis de Condorcet. Il ne s’en est fallu qu’un quart d’heure, ajoute-t-il, que M. Séguier et M. d’Alembert ne se soient rencontrés chez moi. Cela eût été assez plaisant » (D16665). Tout aussi plaisant est d’imaginer la nièce écrivant à la marquise de Rochefort pendant que l’oncle écrit, à l’autre bout du château, à son « cher ange ».

6 Le 10 octobre, D’Alembert et Condorcet sont partis, comme Voltaire s’en plaint à Grimm (D16693) : « Mon cher prophète, je suis le bonhomme Job, mais j'ai eu des amis qui sont venus me consoler sur mon fumier, et qui valent mieux que les amis de cet Arabe ; il est très peu de gens de ces temps là et même de ces temps-ci qu'on puisse comparer à M. d'Alembert et à M. de Condorcet. Ils m'ont fait oublier tous mes maux ; je n'ai pu malheureusement les retenir plus longtemps, les voilà partis, et je cherche ma consolation en vous écrivant autant que mon accablement peut me le permettre. »

7 Voltaire réitère l’invitation le 12 octobre de la même année : « je me flatte d'être encore assez heureux pour voir monsieur et madame de Rochefort honorer Ferney de leur présence » (D16700). Mme de Rochefort finira par se rendre à Ferney à la fin septembre 1771 (D17387).

8 « Charmente » se trouve dans plusieurs lettres de Mme Denis : « Vous entrez dans une famille charmente », écrit-elle le 3 juillet [1770] à Dompierre d’Hornoy (D16488).

9 Aucun des dictionnaires de l’époque ne double la consonne : cette orthographe semble donc appartenir à la seule Mme Denis.

 



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© IMV Genève | 10.12.2015