La revue électronique de l'Institut et Musée Voltaire
ISSN 1660-7643
       
         
      Été 2014Accueil   IMV   Contact
           
   


par François Jacob

    
       

 

     
 

 

S’il est aujourd’hui acquis que voltairiste désigne un spécialiste de Voltaire, comme rousseauiste désigne un connaisseur de Rousseau ou diderotiste un amateur de Diderot, le terme n’en a pas moins connu, en plus des contestations déjà relevées dans le précédent numéro de la Gazette, une évolution des plus intéressantes.
           
Sous la Restauration tout d’abord, et même sous Louis-Philippe, dont certains journaux dénoncent pourtant le « voltairisme », le suffixe joue pleinement son rôle dépréciatif, et le terme est pris essentiellement en mauvaise part. Les jésuites renaissants envisagent d’un œil sévère l’œuvre de celui qui les avait tant brocardés, au siècle précédent, et auquel ils tentent de rendre, de conférence en mémoire, et de mémoire en discours, la monnaie de sa pièce. C’est d’ailleurs l’ensemble du XVIIIe siècle qui, jusqu’à la Révolution de 1848, se trouve dans ce milieu déconsidéré, relégué, dans sa production littéraire, à un rang inférieur.

À ce jeu, Voltaire est parfois moins touché que ses successeurs, ou ses héritiers naturels. En 1844, les protestations sont ainsi vigoureuses contre la reprise, sur une scène nationale, d’une tragédie de Marie-Joseph Chénier. Trois ans plus tard, un certain L. Laurence publie, dans la Sylphide, revue de « littérature, beaux-arts et mode », une fantaisie littéraire intitulée « Le dernier Longchamp de Louis XV : souvenir historique de 1774 » où il passe en revue les « esprits forts » de la fin du règne du Bien-Aimé. Le passage concernant l’auteur du Lycée donne le ton de l’ensemble et nous redonne à lire, chemin faisant, certain terme bien connu : 
         
J’en étais resté, mon bon ami, à Mademoiselle Thévenin, qui sera cette année la fleur des pois. Le petit Letorières, qui compte autant de créanciers que de jours par mois, ne l’a pas quittée plus que son ombre : il était si preste et si occupé d’elle, qu’en entrant à la porte Maillot, il a failli écraser un maigrelet, qui s’est trouvé pris entre la grille et le poitrail de son cheval ; ce maigrelet est ton voltairiste de La Harpe : il en a suinté des vers sur le coup 1.

C’est toutefois, on s’en doute, au tout début du XXe siècle, que la bataille sémantique fait le plus rage. Il est vrai que la période a tour à tour vu surgir l’affaire Dreyfus, la naissance de l’Action Française, la querelle de la séparation des Églises et de l’État… Les combistes, quant à eux, s’acharnent contre toutes les congrégations passées, présentes et à venir. « Voltairiste » connaît alors une double évolution. Chez les partisans de l’ordre nouveau, il prend d’emblée son sens actuel de « spécialiste de Voltaire » tandis qu’on s’interroge encore, dans le camp conservateur, sur le suffixe le plus adéquat.

Jean-Paul Georges Prévost-Leygonie, professeur et délégué de la faculté de droit de Poitiers, vient ainsi, le mardi 6 juin 1911, prononcer devant les étudiants de l’École supérieure de droit de Limoges une conférence intitulée « la jeunesse de Voltaire ». On est ici entre soi : nul risque, au détour d’une phrase ou d’une formule jugée trop républicaine, de se voir interrompre par un groupe de camelots du roi. Le docte professeur peut alors, en toute quiétude, se livrer à quelque joute rhétorique, et feindre une certaine modestie :

Pourtant, s’il se trouvait ici, je ne dis pas quelque « Voltarien » (ce mot ne sonne pas bien à toutes les oreilles) mais quelque « Voltairiste » de marque, je lui en demanderai [sic] très humblement pardon ; je n’ai à produire aucun document inédit ni aucune trouvaille d’érudition à révéler 2.

« Voltarien » et non « voltairien » : la voyelle manquante est-elle ce qui, précisément, rend le mot malsonnant à certaines oreilles ? Une même cacophonie mérite d’être relevée dans le Libre penseur de France, journal ostensiblement laïque, républicain, franc-maçon et qui, dans un article intitulé « La Bêtise humaine » (où Zola, à un suffixe près, se trouve convoqué post mortem) produit un surprenant mot-valise :

Ma conclusion est celle-ci : la Croix ment effrontément en affirmant que la nation veut une collaboration plus étroite de l’Église et de l’État ! Elle trompe sciemment ses lecteurs. La grande majorité des Français est voltairienne et voltaireste et ne veut nullement d’une réaction religieuse 3.

« Voltaireste » est-il le produit d’une simple coquille typographique ? Ce mot étrange, et unique en son genre, n’indique-t-il pas plutôt qu’on est voltairiste et qu’on le reste ? Toujours est-il que les années qui précèdent la Première Guerre mondiale sont celles où se cristallise la portée d’abord « scientifique » du terme. Encore peut-on penser que si « voltairiste » l’a finalement emporté sur « voltairien », créant ainsi quelque émoi dans les colonnes d’une consœur ferneysienne, on le doit en partie à… Jean-Jacques Rousseau.

C’est en effet au moment des échanges les plus vifs de l’Action Française et des « métèques » qui leur sont opposés que se fait jour une interrogation : faut-il dire « rousseauistes » ou « roussiens » pour désigner les sectateurs de Jean-Jacques ? La revue jésuitique Études tente de faire le point :

L’Académie, représentée par MM. Faguet et Barrès, s’est prononcée en faveur de « rousseauiste ». « Roussien » a pour lui Auguste Comte et M. Maurras. On s’étonne que ces défenseurs de l’ordre patronnent ce déclassé. « Roussien » est un adjectif ingrat et révolté contre son substantif 4.
 
« Roussien » rimant avec « chien » convenait tout à fait aux partisans de l’Action Française. Quant à Voltaire, n’écrivait-il pas, au moment où il croyait encore, en ce 20 décembre 1776, que Jean-Jacques avait été tué par un gros danois, qu’on retrouverait « jusqu’au nom du chien qui l’a tué » ?

« Voltairien »,  « voltairiste », « roussien », « rousseauiste », « dix-huitièmiste » : autant de marques qui, on le voit, servent moins à désigner une réalité toujours friable qu’à marquer une époque, à se faire les complices d’une pointe ou à étriller une forme déterminée de pensée ou d’écriture. Si, au détour d’une revue du pays de Gex, cette microquerelle réapparaît aujourd’hui, n’est-ce pas le signe qu’on s’est davantage intéressé, depuis une dizaine d’années, aux lecteurs des Lumières qu’aux Lumières elles-mêmes ? Et si oui, est-ce une bonne chose ?

Une tentative de réponse à cette question est à lire dans le prochain numéro de la Gazette des Délices, rubrique « Voltaire nous écrit », où il sera précisément question –et non pas, comme on s’en doute, à destination des seuls voltairistes- d’une herméneutique des Lumières.
           

1 L. Laurence, « Le dernier Longchamp de Louis XV, souvenir historique de 1774 », dans La Sylphide, 30 juin 1847, VIIIe année, IIème série, tome V, p. 281.

2 Limoges illustré, 1er juillet 1911, p. 3980.

3 « La Bêtise humaine », dans le Libre penseur de France, 20 juin 1922, p. 2.

4 « Rousseau et le parlementarisme », Études, 49e année, tome 132e de la collection, juillet-août-septembre 1912, p. 12, n. 1.

 



Vers le haut

    
 

Editorial
- Bientôt soixante ans

Nouvelles

- Actualités d'été

Grand Salon
- Rencontre avec Andrew Brown

Voltaire nous écrit
- Du nouveau sur Wagnière, secrétaire de Voltaire, et la Russie.

Lieux

- Le Musée Nissim de Camondo

Voix publiques
-
Petite histoire d'un suffixe

Entre livres

- Petite histoire des Belles Pages

inscrivez-vous à la
Gazette des Délices

   
         
         
     
© IMV Genève |16.06.2014