La revue électronique de l'Institut et Musée Voltaire
ISSN 1660-7643
       
         
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par François Jacob

    
       

 

     
 

 

Le 7 janvier dernier, deux fanatiques assassinent froidement onze personnes dans les locaux de Charlie Hebdo.

Comme lors de toute atteinte à la liberté d’expression, on s’est rapidement souvenu, à grand renfort d’articles, que certain vieillard avait jadis, depuis son refuge du Mont-Jura, défendu la famille d’un protestant roué, combattu pour la mémoire d’un jeune chevalier ou œuvré pour la réhabilitation d’un général haché menu en place de Grève. Rares sont les revues, gazettes, journaux ou périodiques n’ayant pas consacré leur « une » voire un « dossier spécial » au patriarche de Ferney. Citons pêle-mêle le hors-série du Monde intitulé « Voltaire l’irrespecteux », celui des Cahiers Science et vie intitulé « Le siècle de Voltaire : l’ombre des Lumières », celui de Das Magazin intitulé, en français dans le texte, « Je suis Voltaire ? » ou encore le numéro spécial de la Revue des Deux Mondes au titre évocateur : « Voltaire suffit-il ? »

Le numéro de Das Magazin publié en février 2015 a pour colonne vertébrale un long article de Philipp Blom qui pose, d’entrée de jeu, la question de l’opportunité de l’« appel » universel à Voltaire, après l’attentat de Paris : le vieillard de Ferney était-il bien la personne indiquée ? Pouvait-il réellement incarner, à deux cent cinquante ans de distance, la liberté d’expression dont nous avons tant besoin aujourd’hui ? Philipp Blom commence par mettre en exergue une citation célèbre du patriarche : « je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire. » Et de relever ce paradoxe selon lequel il aura fallu l’attentat de Charlie Hebdo pour rendre de nouveau les Lumières « sexy ».

On devine la suite : tout l’article consiste à montrer que l’image que nous nous faisons de Voltaire, parce qu’elle est décontextualisée, est nécessairement fausse : « Voltaire était tout sauf un révolutionnaire ». Il est dommage que Philipp Blom n’ait lui-même pas pris garde à « contextualiser » ses propres citations : celle qu’il produit en exergue n’est en effet pas de Voltaire, mais d’Evelyn Beatrice Hall. Plus connue sous son pseudonyme de S. G Tallentyre, elle prétendait seulement, en usant de cette formule au style direct, faire comprendre dans son ouvrage Friends of Voltaire (1906) la démarche qui était celle de l’auteur de Candide. Ne jetons toutefois pas la pierre à Philipp Blom qui n’est pas le premier, et ne sera sans doute pas le dernier, à s’être laissé prendre à ce jeu des fausses citations.

La question posée (Voltaire est-il le penseur le plus indiqué pour répondre aux attentats de Charlie Hebdo ?) est en tout cas intéressante. À condition, bien entendu, de ne pas vouloir manier le paradoxe jusqu’à l’absurde, travers dans lequel est manifestement tombée Isabelle Bourdial, rédactrice en chef des Cahiers Science et Vie et plus particulièrement du numéro d’avril 2015 consacré aux Lumières. Il s’agit, indique-t-elle, d’« aborder aussi le côté obscur de l’ère des Lumières ». Fort bien : mais qu’entend-on par là ? Isabelle Bourdial nous rassure : « loin de nous l’intention de nous livrer à une démolition en règle, de casser du philosophe du XVIIIe siècle, de hurler avec les anti-Lumières de tous bords ou de flétrir l’engagement des Lumières. » Ouf ! Nous n’aurons donc pas affaire à des pamphlets comparables à ceux débités, jadis, par les tenants de l’Action française…  Hélas ! Ce qui nous attend est bien pire. Je cite : « Voltaire, cet esprit libre dévoué à la justice et à la tolérance, était –nobody is perfect- misogyne et homophobe… »

Vite, rendons-nous page 86, où nous est donné à lire un récital signé Christophe Migeon intitulé « Voltaire en clair-obscur » et dans lequel l’auteur se propose de passe[r] en revue » les « différents chefs d’accusation » brandis par tous les intellectuels soucieux d’en finir avec ce « géant des Lumières ». Six rubriques nous sont proposées, chacune agrémentée (ouf ! bis) de son point d’interrogation : « Misogyne », « homophobe », « islamophobe », « antisémite », « raciste » et enfin « esclavagiste ». Christophe Migeon rappelle bien, à plusieurs reprises, qu’il ne faut pas oublier de replacer telle citation, tel propos dans leur contexte, mais on ne peut qu’être surpris de lire, par exemple, qu’en « flirtant avec une hiérarchisation des variétés humaines, [Voltaire] ouvre malgré lui la voie à la xénophobie et peut-être aux pires excès du XXe siècle. » Voltaire cause lointaine de la Shoah ? Non, heureusement car « toutes les calomnies lancées contre les Hébreux ne l’empêchent nullement de dénoncer les pogroms et d’en appeler à la tolérance pour les juifs de son temps. » On respire.

Le passage le plus triste est assurément le chapitre consacré à l’islamophobie. Passons sur l’anachronisme d’un terme et d’une notion parfaitement incongrus au dix-huitième siècle : il serait tout aussi pertinent de se demander si Voltaire eût aimé boire du coca cola. Ce qui est gênant est toutefois moins ce décalage que le commentaire qui est fait du Fanatisme, pièce produite par Voltaire en 1742 et pour laquelle le journaliste s’appuie sur l’interprétation erronée de François Bessire, cité in extenso : « L’Islam n’intéressait personne à l’époque, c’était juste une façon de critiquer la religion catholique par des voies détournées. » Et Christophe Migeon de s’engouffrer dans cette brèche. S’il refuse d’aller jusqu’à prétendre que Voltaire a été « conquis par la religion islamique », il n’en reste pas moins, selon lui, « admiratif du prophète, conquérant et politique hors pair ».

Une chose est sûre : avec de tels propos, les rédacteurs des Cahiers science et vie ne risquent pas de tomber sous le coup d’une horrible fatwa. Pourtant, s’il est bien sûr que Voltaire a songé à la religion chrétienne en rédigeant le Fanatisme, il est faux de prétendre que le christianisme était sa seule cible. Trois éléments provoquent en effet en lui des colères telles qu’elles le mènent, comme dans le cas de l’évocation de la Saint Barthélemy, à de véritables crises : l’absurdité des fables produites par les trois principales religions révélées, la prétention de la religion à se mêler de politique et à interférer dans la conduite des affaires humaines, et enfin les guerres de religion, toutes plus meurtrières les unes que les autres.

La présentation d’un extrait de la pièce dans le hors-série du Monde, paru en avril dernier, est plus intéressante. Michel Delon y rappelle que « malgré une dédicace au pape Benoît XIV, Voltaire n’est pas parvenu à laver les soupçons des autorités chrétiennes qui se sentaient visées par la critique de la confusion du religieux et du politique. » Et Philippe Sollers, dans l’entretien qu’il accorde à Frédéric Joignot, p. 60 du même hors-série, enfonce –osons le mot- le clou : « Imaginez ce qu’il aurait écrit sur le Coran aujourd’hui, lui qui écrit De l’Horrible danger de la lecture (1765), prétendument rédigé par « un mouphti de l’empire ottoman » décidé à interdire les livres et l’imprimerie. Ledit entretien est d’ailleurs, et de loin, ce qui reste de meilleur de toute la production « voltairienne » non spécialisée de ces derniers mois.

Hervé Loichemol revient quant à lui, avec Yves Laplace, dans le numéro d’avril de la Revue des deux Mondes, sur « l’autocensure » qui avait condamné la représentation de Mahomet au moment de la commémoration du tricentenaire de la naissance de Voltaire, en 1994. Rejouerait-il la pièce aujourd’hui ? Non, sûrement pas. Trois raisons à cela : le « projet global » dans lequel s’inscrivait la représentation de Mahomet n’est plus d’actualité ; les « renoncements politiques auxquels nous avons assisté » -ce que d’aucuns, en d’autres temps, eussent nommé lâcheté- ont créé une situation bien plus explosive aujourd’hui : mettre en scène le Fanatisme ne pourrait dès lors apparaître que « comme une immense provocation » et Hervé Loichemol n’a qu’« un goût très modéré pour le martyre ». Enfin, « un paramètre, plus sournois, mérite aussi d’être évoqué. » Pourquoi en effet offrir une tribune à ces « pompiers pyromanes », véritables hérauts d’une « nouvelle forme de fascisme » et que « d’autres stratégies, établies sur des œuvres plus solides », pourraient combattre plus efficacement ?

Ce qui est en jeu, dans tous les articles publiés ces derniers mois, ce n’est donc pas l’usage que l’on peut faire de Voltaire ou de ses écrits, mais de la place qui est réellement celle du patriarche de Ferney dans le débat actuel. Anachronismes déformants, erreurs de perspective, difficultés de perception d’un contexte finalement très éloigné de notre vingt-et-unième siècle : autant d’éléments qui pourraient, grevés par une lâcheté et une démission de plus en plus flagrantes dans la société civile, nous éloigner encore davantage du message voltairien. Et cela au moment où, hélas, nous en avons tant besoin.

 



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© IMV Genève | 08.06.2015