La revue électronique de l'Institut et Musée Voltaire
ISSN 1660-7643
       
         
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Éditée par François Jacob

    
       

 

     
 

 

Nous proposons aujourd’hui à nos lecteurs la première scène de L’Indiscret, comédie que Voltaire fit représenter à la Comédie-Française le 18 août 1725 sur un thème déjà traité, quelques semaines auparavant, par Boissy dans sa pièce Le Babillard : l’indiscrétion. Damis est en effet un jeune indiscret qui compromet, pour parler trop et trop souvent, ses chances de succès auprès de la belle Hortense. Nul doute que Voltaire ait également songé, en écrivant L’Indiscret, à certaines comédies de Dancourt, alors très en vogue. La pièce connaît un certain succès jusqu’à la fin de l’année 1726, et sera même reprise occasionnellement, sur la scène de la Comédie-Française, jusqu’en 1778, année de la mort du patriarche.
La scène d’introduction que nous présentons aujourd’hui présente un exemple, peu commun dans le théâtre de Voltaire, d’exhortation et d’amour maternels. Elle sera produite le 21 mai prochain aux Délices dans le cadre de la Nuit des Musées et le 24 juin à Ferney-Voltaire en ouverture de la traditionnelle « Fête à Voltaire ». Elle sera interprétée par Berthe Juillerat (Euphémie) et Isaac Genoud (Damis).


EUPHÉMIE.

N’attendez pas, mon fils, qu’avec un ton sévère
Je déploie à vos yeux l’autorité de mère :
Toujours prête à me rendre à vos justes raisons,
Je vous donne un conseil, et non pas des leçons ;
C’est mon cœur qui vous parle, et mon expérience
Fait que ce cœur pour vous se trouble par avance.
Depuis deux mois au plus vous êtes à la cour :
Vous ne connaissez pas ce dangereux séjour ;
Sur un nouveau venu le courtisan perfide
Avec malignité jette un regard avide,
Pénètre ses défauts, et, dès le premier jour,
Sans pitié le condamne, et même sans retour.
Craignez de ces messieurs la malice profonde.
Le premier pas, mon fils, que l’on fait dans le monde,
Est celui dont dépend le reste de nos jours :
Ridicule une fois, on vous le croit toujours ;
L’impression demeure. En vain croissant en âge,
On change de conduite, on prend un air plus sage,
On souffre encor longtemps de ce vieux préjugé ;
On est suspect encor lorsqu’on est corrigé ;
Et j’ai vu quelquefois payer dans la vieillesse
Le tribut des défauts qu’on eut dans la jeunesse.
Connaissez donc le monde, et songez qu’aujourd’hui
Il faut que vous viviez pour vous moins que pour lui.

DAMIS.

Je ne sais où peut tendre un si long préambule.

EUPHÉMIE.

Je vois qu’il vous paraît injuste et ridicule ;
Vous méprisez des soins pour vous bien importants :
Vous m’en croirez un jour ; il n’en sera plus temps.
Vous êtes indiscret : ma trop longue indulgence
Pardonna ce défaut au feu de votre enfance ;
Dans un âge plus mûr il cause ma frayeur.
Vous avez des talents, de l’esprit et du cœur ;
Mais croyez qu’en ce lieu tout rempli d’injustices
Il n’est point de vertu qui rachète les vices,
Qu’on cite nos défauts en toute occasion,
Que le pire de tous est l’indiscrétion,
Et qu’à la cour, mon fils, l’art le plus nécessaire
N’est pas de bien parler, mais de savoir se taire.
Ce n’est pas en ce lieu que la société
Permet ces entretiens remplis de liberté :
Le plus souvent ici l’on parle sans rien dire ;
Et les plus ennuyeux savent s’y mieux conduire.
Je connais cette cour : on peut fort la blâmer ;
Mais lorsqu’on y demeure, il faut s’y conformer :
Pour les femmes surtout, plein d’un égard extrême,
Parlez-en rarement, encor moins de vous-même.
Paraissez ignorer ce qu’on fait, ce qu’on dit ;
Cachez vos sentiments, et même votre esprit ;
Surtout de vos secrets soyez toujours le maître ;
Qui dit celui d’autrui doit passer pour un traître ;
Qui dit le sien, mon fils, passe ici pour un sot.
Qu’avez-vous à répondre à cela ?

DAMIS.

                                                Pas le mot ;
Je suis de votre avis : je hais le caractère
De quiconque n’a pas le pouvoir de se taire ;
Ce n’est pas là mon vice, et, loin d’être entiché
Du défaut qui par vous m’est ici reproché,
Je vous avoue enfin, madame, en confidence,
Qu’avec vous trop longtemps j’ai gardé le silence
Sur un fait dont pourtant j’aurais dû vous parler :
Mais souvent dans la vie il faut dissimuler.
Je suis amant aimé d’une veuve adorable,
Jeune, charmante, riche, aussi sage qu’aimable ;
C’est Hortense. À ce nom jugez de mon bonheur ;
Jugez, s’il était su, de la vive douleur
De tous nos courtisans qui soupirent pour elle ;
Nous leur cachons à tous notre ardeur mutuelle :
L’amour depuis deux jours a serré ce lien,
Depuis deux jours entiers ; et vous n’en savez rien.

EUPHÉMIE.

Mais j’étais à Paris depuis deux jours.

DAMIS.

                                                        Madame,
On n’a jamais brûlé d’une si belle flamme.
Plus l’aveu vous en plaît, plus mon cœur est content ;
Et mon bonheur s’augmente en vous le racontant.

EUPHÉMIE.

Je suis sûre, Damis, que cette confidence
Vient de votre amitié, non de votre imprudence.

DAMIS.

En doutez-vous ?

EUPHÉMIE.

                         Eh, eh... mais enfin, entre nous,
Songez au vrai bonheur qui vient s’offrir à vous :
Hortense a des appas ; mais de plus cette Hortense
Est le meilleur parti qui soit pour vous en France.

DAMIS.

Je le sais.

EUPHÉMIE.

             D’elle seule elle reçoit des lois,
Et le don de sa main dépendra de son choix.

DAMIS.

Et tant mieux.

EUPHÉMIE.

                    Vous saurez flatter son caractère,
Ménager son esprit ?

DAMIS.

                              Je fais mieux, je sais plaire.

EUPHÉMIE.

C’est bien dit ; mais, Damis, elle fuit les éclats ;
Et les airs trop bruyants ne l’accommodent pas :
Elle peut, comme une autre, avoir quelque faiblesse ;
Mais jusque dans ses goûts elle a de la sagesse,
Craint surtout de se voir en spectacle à la cour,
Et d’être le sujet de l’histoire du jour ;
Le secret, le mystère est tout ce qui la flatte.

DAMIS.

Il faudra bien pourtant qu’enfin la chose éclate.

EUPHÉMIE.

Mais près d’elle, en un mot, quel sort vous a produit ?
Nul jeune homme jamais n’est chez elle introduit,
Elle fuit avec soin, en personne prudente,
De nos jeunes seigneurs la cohue éclatante.

DAMIS.

Ma foi ! chez elle encor je ne suis point reçu ;
Je l’ai longtemps lorgnée, et, grâce au ciel, j’ai plu.
D’abord elle rendit mes billets sans les lire ;
Bientôt elle les lut, et daigne enfin m’écrire.
Depuis près de deux jours je goûte un doux espoir ;
Et je dois, en un mot, l’entretenir ce soir.

EUPHÉMIE.

Hé bien, je veux aussi l’aller trouver moi-même.
La mère d’un amant qui nous plaît, qui nous aime,
Est toujours, que je crois, reçue avec plaisir.
De vous adroitement je veux l’entretenir,
Et disposer son cœur à presser l’hyménée
Qui fera le bonheur de votre destinée.
Obtenez au plus tôt et sa main et sa foi,
Je vous y servirai ; mais n’en parlez qu’à moi.

DAMIS.

Non, il n’est point ailleurs, madame, je vous jure,
Une mère plus tendre, une amitié plus pure :
À vous plaire à jamais je borne tous mes vœux.

EUPHÉMIE.

Soyez heureux, mon fils, c’est tout ce que je veux.



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© Musée Voltaire | Genève | 24.02.2016