La revue électronique de l'Institut et Musée Voltaire
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Ce Grand Salon de printemps nous permet de retrouver Jacques Berchtold, professeur de littérature française du XVIIIe siècle à l’Université de Paris IV et directeur de la Fondation Martin Bodmer, qui nous a accueillis à Cologny.

La première question est désormais traditionnelle, et nous la posons à tous nos invités. Où remonte votre intérêt pour le dix-huitième siècle ? Quel en a été le point de départ ?

Quand j’ai commencé mes études de lettres à l’Université de Genève, en 1979, il y avait en poste Jean Starobinski ainsi que d’autres professeurs éminents qui m’ont également beaucoup marqué. Or Jean Starobinski avait comme période de prédilection, sans pour autant que ce soit exclusif, le dix-huitième siècle. Bernard Böschenstein, au niveau des études d’allemand, était également très porté, ainsi que son épouse, Renate, sur l’enseignement des auteurs de la fin du dix-huitième siècle : j’ai ainsi pu faire des travaux sur Klopstock, Hölderlin, Goethe. C’était là une heureuse conjugaison. J’avais par ailleurs comme troisième branche l’histoire, avec Bronislaw Baczko qui enseignait l’histoire des mentalités au sens large mais traitait aussi du dix-huitième siècle de façon privilégiée. Ces grands professeurs m’ont tous marqué dans leurs branches respectives et quand, quelques années plus tard, il m’a fallu procéder à une inscription en thèse, je me suis tourné vers Alain Grosrichard, qui prenait la succession de Jean Starobinski à la chaire de littérature française du dix-huitième siècle.

Certains auteurs du dix-huitième siècle vous ont-ils tout de suite interpellé plus que d’autres ?

Plus que des auteurs, j’ai été interpellé par des axes thématiques. Le premier projet que j’avais concernait la notion de château. Il était également question du jeu d’échecs au dix-huitième siècle. J’avais donc le choix entre deux objets distincts : d’un côté une métaphore dominante susceptible de servir de paradigme à une certaine cérébralité apte à refléter les ambitions des Lumières, de l’autre un objet qui était critiqué dans son excès de rigidité cérébrale par les Lumières. Ce motif apparaissait en tout cas dans les romans et pouvait servir de modèle heuristique. Mais c’était également un objet culturel, qui paraissait pouvoir fournir un objet de thèse particulièrement intéressant. Finalement je penchais plutôt vers le château. Il s’agissait d’une étude transversale qui aurait été culturelle au sens large depuis le rôle du château dans le roman médiéval, jusqu’au château de Kafka. J’ai commencé par m’intéresser à quelque chose qui se voulait nucléaire : l’épisode du château allégorique dans Jacques le Fataliste. Or je me suis tellement plongé dans le réseau du château allégorique dans Jacques le Fataliste que, de ramification en ramification, je me suis intéressé à l’espace, au décor spatial dans ce roman et chez Diderot en général. Et du château, qui n’était pas spécifiquement central dans cette œuvre, j’ai été déporté du côté des prisons. C’est ainsi que j’en suis venu à une thèse thématique sur les représentations du monde carcéral dans les romans et les romans philosophiques au XVIIIe siècle en particulier, mais en venant d’une première idée sur les châteaux.

Sur le plan chronologique, loin d’être seulement dix-huitièmiste, vous vous êtes également intéressé au seizième siècle…      

Tout à fait. C’est une chose qui m’a ensuite évidemment frappé dans le système français : on attend que les chercheurs soient confinés sur une période circonscrite, avec l’idée qu’on ne pourrait être que dilettante à vouloir parler de la littérature de périodes trop étendues ou trop étrangères les unes aux autres. Au contraire, comme nous avions abordé la littérature, avec les professeurs de l’Université de Genève, comme un objet suffisamment autonome pour se détacher, dans certaines approches qui avaient toute leur valeur et leur dignité, de leur contextualisation historique, on pouvait très bien étudier des motifs chez Rabelais qui se retrouvaient chez Diderot ou des motifs chez Racine qui se retrouvent chez Victor Hugo, etc. L’idée d’une cohérence par la définition circonscrite d’une périodicité était beaucoup moins importante qu’une méthodologie qui permettait d’aborder l’interprétation des textes quelle que soit, au fond, la période de leur production. Pour l’approche thématique que j’affectionne, c’était évidemment particulièrement bienvenu qu’il y ait cette ouverture de compas possible chez des auteurs différents, lesquels pouvaient se situer à des siècles différents.

Y-a-t-il une méthodologie ou une spécificité françaises - lesquelles pourraient avoir des avantages comme des inconvénients – dans l’étude de la littérature ?

Ce qui m’a frappé, c’est que nous avions, à l’Université de Genève, une approche théorique très forte, et dès le début du cursus, notamment en première année de français (mais c’était également le cas en allemand) une invitation à lire autant des critiques que des textes. Nous lisions de la théorie littéraire, nous portions très haut les auteurs de l’École de Genève qui étaient donnés comme objets de dissertation : il y avait là Jean Rousset, Georges Poulet, Jean-Pierre Richard pour n’en citer que quelques-uns, mais nous lisions un essai comme La Transparence et l’obstacle, par exemple, à côté des Confessions de Jean-Jacques Rousseau dès le départ. Ce qui m’a frappé, donc, en venant dans le système français, c’est que l’histoire littéraire était plus à l’honneur d’une façon qui insistait beaucoup moins sur l’importance des critiques. J’ai vu beaucoup de soutenances de mémoires ou de thèses où je commençais par des reproches de ne pas avoir lu la critique littéraire, de ne pas tenir compte des études d’interprétation existantes, et parfois mes collègues ne comprenaient pas que je formule cette sorte de reproche, comme s’il était admis que chacun, au contact des grands auteurs, puisse repenser les choses de façon claire et raisonnée et, disons, à partir de lui-même, sans forcément s’être acquis de ce qui n’était pas en France considéré forcément comme un devoir, c’est-à-dire d’avoir lu un certain nombre de critiques. Ensuite les choses se sont équilibrées et en avançant dans le système français, j’ai plutôt pu observer que cette exigence de connaître la littérature secondaire et la littérature critique venait à son tour. Mais je dirais qu’existait, à Genève, une ouverture d’esprit qui exigeait de connaître la littérature des autres siècles que celui dont on était en train de parler, de connaître la littérature comparée, c’est-à-dire qu’il n’y a jamais eu de reproche, en faisant un travail de français, de faire des allusions à de la littérature allemande ou anglaise ou italienne, par exemple. Cela tient peut-être au fait que la Suisse est un pays plurilingue. Au contraire, en France, prévaut une plus grande fixité des catégories, des champs littéraires et des disciplines, et la volonté de ne pas mélanger les choses : être en littérature française, dans une faculté française, implique de n’être pas en littérature comparée. Et on n’apprécie pas forcément une mixité qui s’invite de façon un peu sauvage. Donc, un beaucoup plus grand accent sur la formation théorique en Suisse, à Genève, et une plus grande concentration sur les rapports œuvre/contexte idéologique, contexte philosophique, contexte historique du point de vue français, où les alentours de l’œuvre étaient prioritaires.

N’y avait-il pas du côté français une emprise peut-être un peu trop marquée de courants idéologiques ?

C’est tout à fait vrai. J’ai commencé à être professeur débutant à Paris III Sorbonne nouvelle qui était une émanation des revendications de mai 68. Et ensuite j’ai été pendant six ans professeur à l’Université de Paris IV Sorbonne, qui était au contraire un bastion de « conservatisme », d’une ancienne façon d’envisager les études littéraires. Mais là aussi je suis arrivé à un moment où, au fond, ces différences profondes qu’il y a eu certainement durant toute la fin du vingtième siècle, donc entre 1968 et 2000, étaient en train de très fortement s’estomper : on voyait à la fois une perte de faveur très claire d’une approche sociologique, d’une approche bien sûr marxiste dans cette faculté qui était née pourtant des courants de gauche (il n’y avait plus du tout d’enseignements qui laissaient deviner un quelconque ancrage idéologique). Au contraire, on va symétriquement, à Paris IV Sorbonne, n’être plus aussi traditionnel qu’on l’avait certainement été au moment où le « cocotier » de la Sorbonne avait bien mérité d’être fortement secoué –je veux parler de l’âge des Castex, des Dédeyan, et de cette génération-là. Ce qu’on peut dire quand même, c’est qu’à Paris III, l’attention à la théorie littéraire était beaucoup plus importante qu’à Paris IV Sorbonne, où l’histoire littéraire était prédominante.

Cette plus grande souplesse dans la manière d’aborder la littérature à Genève, avec cette attention portée à la littérature comparée et aux littératures étrangères, se retrouve un peu dans votre parcours, puisque vous êtes passé de l’enseignement à un domaine voisin : la conservation patrimoniale, en devenant directeur d’un institut aussi prestigieux que la Fondation Martin Bodmer. Mais comment, justement, peut-on passer de l’un à l’autre ? La transition a-t-elle été difficile ? Les objectifs sont-ils finalement les mêmes ? Que retrouve-t-on dans l’un et l’autre mondes ? Quelles sont les différences ?

C’est un texte de Jauss qui m’a beaucoup éclairé sur cette différence. Depuis Luther et la Réforme, on faisait au fond reposer l’étude des lettres sur deux piliers : la philologie d’un côté, et l’herméneutique de l’autre. En fait, je me suis rendu compte que c’est de façon exceptionnelle que, en ayant fait des études de lettres à Genève, le côté « interprétation » avait été exacerbé. Le déséquilibre était totalement assumé à Genève : devenir un spécialiste des lettres, c’était savoir en donner une exégèse, une glose intelligente, un commentaire, mais d’un point de vue interprétatif. Il s’agissait donc d’être inventif sur le plan de l’interprétation : on pouvait être le plus grand génie herméneutique en n’ayant à sa disposition que des livres de poche. Au contraire, en passant ensuite dans une institution comme la Fondation Martin Bodmer, l’histoire du livre et de la matérialité de l’écrit, l’histoire du point de vue de la bibliophilie ont pris une dimension énorme alors que celle-ci était inexistante durant mon parcours d’études. Je pense que véritablement ces deux mondes peuvent vivre parallèlement et de façon disjointe –je l’ai vécu ainsi durant mes études- mais que, pour l’avenir, on a tout avantage à les réconcilier et à provoquer des effets de dialogue. Maintenant que je vois les livres dans leur « jus » originel, que ce soient des papyrus, des parchemins, des premières éditions ou des autographes, je me rends compte qu’on peut également, pour l’interprétation, tirer des hypothèses fécondes que quelqu’un qui ne connaîtrait pas du tout cet aspect matériel ne pourrait même pas envisager. Je voudrais donc œuvrer dans le sens d’une réconciliation entre philologie et herméneutique, et c’est également dans cet esprit que, depuis que je suis à la Fondation Bodmer, et que je dois faire des expositions, je fais en sorte de contacter des amis et collègues de l’Université pour qu’il y ait toujours, si possible, des colloques attenants à telle ou telle exposition, de façon à composer un monde plein. Je pense qu’avec la pure bibliophilie il manque quelque chose : quelqu’un qui ne saurait que décrire, avec tout le jargon technique que cela suppose, l’excellence de telle reliure ou de tel choix typographique, aurait à l’évidence ses propres limites, mais je pense aujourd’hui également que quelqu’un qui n’est que dans l’interprétation d’une lecture immanente d’un texte lu sur un support absolument indifférent –que ce soit un livre de poche ou sur un ordinateur- manque, de la même façon, une dimension importante des choses. Il s’agit donc de mondes différents : l’Université essaie d’expliciter le sens et de proposer un commentaire aussi pertinent que possible, la bibliophilie a ses règles propres, et une rigueur et une technicité qui ne s’acquièrent pas du jour au lendemain. Mais ces deux mondes, j’en suis persuadé, vont devoir se retrouver et collaborer. Le tout qui existait du temps de Martin Luther, des études de lettres pleines reposant obligatoirement sur les deux piliers de l’herméneutique d’un côté et de la philologie de l’autre, doit être reconquis et doit être retrouvé.

 

 


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© Musée Voltaire | Genève | 23.06.2016